Le souffle de la rose
à rétorquer vertement lorsqu’une ombre
dans le regard clair de l’apothicaire l’en dissuada. Annelette poursuivit en
baissant la voix :
— Je m’étonne, madame. Auriez-vous déjà oublié tous
ceux qui nous ont précédées ? Auriez-vous oublié que notre quête nous
dépasse et que notre vie, pas plus que notre mort, ne nous appartient plus ?
Céderiez-vous si aisément quand Claire a préféré mourir sur les marches d’Acre
plutôt que de faillir ?
— De quoi parlez-vous ? souffla Éleusie que cette
déclaration assommait. Qui êtes-vous ?
— Annelette Beaupré, votre fille apothicaire.
— Que savez-vous de cette quête ?
— J’en suis un maillon, madame, au même titre que vous.
Cependant, je suis un maillon qui ne lâchera jamais.
— De quoi parlez-vous ? Un maillon de quoi ?
— D’une chaîne millénaire et sans fin. Pensiez-vous
véritablement que Francesco, Benoît et vous-même étiez isolés dans votre
recherche ?
L’incompréhension tétanisait Éleusie de Beaufort.
— Je...
— Benoît en connaissait chaque anneau, chaque rivet, du
moins je le pense.
— Qui êtes-vous ? répéta l’abbesse.
— Je veille sur vous. J’ignore les motifs de ma mission
et ne m’interroge pas à ce sujet. Il me suffit de savoir que ma vie n’aura pas
été vaine, qu’elle sera un grain qui rejoindra les autres, que sur ces grains
se bâtira le sanctuaire le plus pur et le plus accueillant.
Un silence s’abattit après cette confession. Une révélation
chassa l’incompréhension de l’abbesse et la vérité la heurta de plein fouet.
Ainsi, d’autres que Francesco, Benoît et elle œuvraient dans l’ombre et la
crainte d’être découverts. Cette chaîne qu’évoquait Annelette était en réalité
une entreprise dont Éleusie n’avait jamais soupçonné l’étendue. Elle s’étonna
de s’être aveuglée au point de ne l’avoir jamais pressenti et se demanda
fugacement si son neveu avait été plus perspicace qu’elle. Sans doute pas, car alors
Francesco n’aurait pas abandonné sa tante tant chérie dans l’ignorance. S’expliquaient
ainsi les innombrables improbabilités qui avaient mené la vie d’Éleusie de
Beaufort toutes ces années. Les découvertes parfois inexplicables de Francesco,
l’aide du pape Benoît, et jusqu’à sa propre nomination aux Clairets. Éleusie ne
l’avait pas revendiquée, pourtant, c’était là que se trouvait la bibliothèque
secrète. C’était là que, non loin de l’abbaye, s’élevait le manoir de Souarcy.
Agnès.
— Annelette... Parlez-moi de cette... chaîne.
La grande femme soupira avant d’avouer :
— Je n’en sais guère davantage, ma mère. J’ai cru à un
moment que notre doux pape Benoît XI présidait à son organisation. Il n’en
était rien. Au demeurant, je ne suis même pas certaine que l’image de chaîne
convienne.
— Mais enfin, s’emporta Éleusie, qui vous a demandé de
veiller sur moi ?
— Benoît, bien sûr.
— Notre pape, Nicolas Boccasini ?
— Oui.
— Comment cela ? Vous connaissait-il ?
— Je faisais partie de son entourage lorsqu’il était évêque
d’Ostie.
— Mais enfin, il ignorait tout de moi... je n’étais qu’une
infime intermédiaire.
— Peut-être.
L’énervement cédait progressivement place à la panique.
Éleusie avait de plus en plus la sensation qu’une gigantesque toile d’araignée
les recouvrait tous sans qu’ils en aient conscience. Elle bafouilla :
— Ne sommes-nous que des pions sur un échiquier dont
nous n’aurions nulle connaissance ?
— Quelle importance, puisque l’échiquier en question
est magnifique ? Là n’est pas la question. Je suis convaincue que celle
qui sème la mort en notre abbaye est également à l’origine du décès de cet
émissaire du pape retrouvé dans la forêt, décrit comme carbonisé sans que l’on
détecte aucun vestige de feu alentour... l’ergot de seigle. (Annelette parut
réfléchir quelques instants avant d’ajouter :) Aviez-vous nourri ce
messager, celui qui se présenta devant vous ?
L’abbesse comprit aussitôt où son apothicaire voulait en
venir et sa gorge se dessécha d’appréhension à la perspective qu’elle avait
peut-être été l’inconsciente ouvrière de l’empoisonneuse. Elle s’exclama :
— Mon Dieu... croyez-vous que ce pain que je lui ai
tendu... L’ergot se trouve-t-il aussi dans l’avoine, l’orge et l’épeautre dont
nous
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