Le souffle de la rose
recouvrant
les jardins. Un silence déroutant semblait avoir emmitouflé l’abbaye. L’abbesse
tendit l’oreille : nul joyeux chuchotement, nulle cavalcade empressée, nul
éclat de rire vite coupé par une main posée contre des lèvres ne résonnait
derrière la lourde porte qui protégeait ses appartements. La gentille Adélaïde
avait emporté dans la terre froide la gaîté que ces murs austères et
péremptoires n’étaient jamais parvenus à dissuader. Éleusie ne l’avait pas non
plus sanctionnée, contre l’avis de Berthe de Marchiennes, la cellérière, qui
eut sans doute souhaité que toutes accompagnassent la mine de carême qu’elle
affichait l’année durant. Mais Claire et Philippine étaient si joyeuses,
Clémence aussi, enfin du moins avant son mariage à ce triste butor de Robert de
Larnay Chaque éclat de rire vite réprimé, chaque sourire vite dissimulé de ses
moniales rappelait à Éleusie ses sœurs, l’insouciance de leur enfance. À cause
de sa gaîté, à cause de ses petits émerveillements quotidiens, et même de ses
incessants bavardages, Adélaïde avait sans doute été une des filles préférées d’Éleusie.
La fixité du regard que la sœur grainetière posait sur elle
la ramena à ce bureau, à cet instant.
— Je vous répète ma question, chère Yolande : que
faisiez-vous à la nuit tombée, aux portes de l’herbarium ?
— Quelle déplaisante rapporteuse, murmura la sœur
grainetière, son petit menton rond tremblant.
— Notre sœur apothicaire n’a fait que son devoir. Je
devais être informée de votre sortie, laquelle devient d’autant plus alarmante
compte tenu... des circonstances actuelles.
— Ma mère, vous ne pouvez songer que je me rendais
là-bas pour y subtiliser quelque poison !
— Je ne pouvais pas non plus songer qu’une enherbeuse
allait nous ravir d’aussi atroce façon notre gentille Adélaïde, rétorqua l’abbesse
d’un ton sec. Répondez-moi.
— La tête me tournait... je me sentais une sorte de
gêne pénible... j’ai voulu me rafraîchir au soir.
Éleusie laissa échapper un long soupir :
— Vous vous en tenez donc à cette invraisemblable
version. Vous ne me facilitez pas la tâche, mais le pire, Yolande, c’est que
vous aggravez vos affaires. Disposez, ma fille. Rejoignez vos granges et ne
croyez surtout pas que j’en ai fini avec vous.
Yolande de Fleury disparut aussitôt. Quelques minutes plus
tard, Annelette Beaupré, flanquée de Jeanne d’Amblin, pénétrait à son tour dans
le bureau de l’abbesse. Éleusie avait écarté Blanche de Blinot de cette
entrevue, en dépit de son rôle de seconde dans l’abbaye. La pauvre Blanche n’avait
guère formulé une phrase depuis qu’elle avait compris que quelqu’une avait
tenté de l’empoisonner.
Éleusie résuma à leur profit la courte et stérile
conversation qu’elle venait d’avoir avec la grainetière.
Annelette attaqua :
— Pourquoi s’obstine-t-elle dans un comportement qui a
tout lieu de nous rendre méfiantes ?
— Je ne crois pas une seconde qu’il puisse s’agir de
la... de ce monstre, affirma Jeanne en hochant la tête.
La repartie d’Annelette ne se fit pas attendre :
— En ce cas, que faisait-elle à la nuit à proximité de
l’herbarium ?
— Je ne sais... peut-être souffrait-elle vraiment d’une
gêne d’éventement. C’est chose plausible. Qu’en avez-vous conclu, ma mère ?
demanda la sœur tourière en se tournant vers Éleusie.
— Qu’en penser... ? Certes, je ne vois pas Yolande en toxicatore [52] . Cela étant, je ne vois aucune de mes filles dans cet ignoble rôle. En ce qui concerne
Yolande, j’en suis venue à me demander si son entêtement ne dissimulait pas...
une... comment dire... Dieu, que c’est embarrassant...
— Je vous en supplie, ma mère, expliquez-vous, tenta de
l’aider Jeanne.
— Eh bien... nous savons toutes que dans des lieux
clos, où l’abstinence des sens est la règle... et ceci chez nos frères ou
parfois même chez nous... Eh bien... (Elle se reprit et déclara d’un ton plus
précis :) Rome n’ignore pas que dans certains monastères, la pénurie d’émotions
et de sentiments humains conduit certains d’entre nous à se rapprocher d’une
âme sœur... de même sexe.
Jeanne d’Amblin s’absorba dans la contemplation de son
ourlet de robe et Annelette Beaupré déclara :
— Yolande entretiendrait, selon vous, une... amitié
déplacée dans un lieu de
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