Le souffle de la rose
Il avait
fière allure, le beau Nicolas. Il était indiscutablement une des plus
splendides créatures que Leone eut jamais rencontrée. L’habit laïc flattait sa
silhouette élancée. Florin semblait au fait de la dernière mode citadine. Il
avait troqué sa robe noire et sa longue cape blanche de dominicain contre une
chemise de soie sur laquelle il avait enfilé un blanchetqui
laissait apercevoir des chausses raccourcies en veau violines reliées à sa
culotte. Les élégants parisiens les nommaient des hauts-de-chausses. Un gipon [53] [54] richement
brodé au fil d’or était passé sur le blanchet. Une jaque [55] d’un magnifique lainage vert sombre,
à manches fendues afin de laisser paraître celles du gipon, était pincée à sa
taille par une ceinture ornée d’orfèvreries délicates. La houppelande ouverte
sur le devant et fendue sur les côtés qui terminait sa tenue aurait pu faire
blêmir de jalousie bien des seigneurs. Enfin, un chaperon d’un vert plus tendre
que la jaque, dont il avait laissé pendre la pointe à la manière des jeunes
vaniteux de la cour, dissimulait sa tonsure.
Francesco de Leone pensa au trousseau qu’on leur concédait à
leur entrée à l’Hôpital. En plus d’un service de literie et de table, ils
recevaient deux chemises, deux paires de chausses, deux braies, un jupetà
girons, une pelisse et deux manteaux dont l’un fourré pour l’hiver ainsi qu’une
chape et une cotte avec ceinture. Lorsque les vêtements ou les draps étaient
usés jusqu’à la trame, ils devaient les présenter au frère intendant pour
constat puis remplacement. En échange, ils abandonnaient leur fortune au profit
de l’ordre, et dans le cas de Francesco, il s’agissait de biens substantiels
qui lui venaient de sa mère. Pourtant, il n’avait eu nul doute que ce legs
aurait satisfait la femme éblouissante dont il était né. Quant à lui, l’abandon
de ses possessions terrestres lui avait procuré un tel soulagement, qu’il avait
souri aux étoiles toute la nuit suivant son ultime rite de passage. De toute
évidence, l’inquisiteur ne partageait pas son goût pour le dénuement. [56]
Claire, sa mère. Il en avait conservé un souvenir qui semblait
s’affiner avec l’âge. Sa sœur aînée, Éleusie de Beaufort, lui ressemblait, en
moins jolie, en moins vorace de vie. Le rire de sa mère qui cascadait pour un
rien, un poème inattendu, une fleur attendrissante, un mot d’enfant, la rare
couleur d’un ruban. Et pourtant. Il se cachait derrière ce haut front pâle tant
d’intelligence, tant de perspicacité que Leone voulait croire qu’il les tenait
d’elle. S’y ajoutait un instinct dont il avait été privé. Il y voyait le prix à
payer pour sa force physique et sa masculinité. Elle « sentait » les
courants confus qui entraînaient leurs vies bien avant qu’ils ne s’annoncent.
Lorsqu’il n’était encore qu’un petit garçon, Leone s’était convaincu que ce
déroutant pouvoir lui venait des anges. Avait-elle également senti qu’elle
serait massacrée avec sa fille à Saint-Jean-d’Acre ? Non, l’idée était
invraisemblable, car si une telle prescience l’avait avertie, elle aurait fui à
temps avec l’enfante.
Il y avait tant de choses qu’il ignorait au sujet de cette
femme si belle, si noble, qui le serrait dans ses bras à l’étouffer, le nommant
« son preux chevalier à la croix blanche » quand il n’avait que cinq
ou six ans. Savait-elle déjà qu’il rejoindrait un jour l’Hôpital ? Comment
l’aurait-elle pu ? N’était-ce qu’un mot tendre de mère ?
Perdu dans ses souvenirs si doux, si blessants, il se rendit
compte à temps qu’il suivait sa proie de trop près, et risquait que l’autre se
retourne et le dévisage. Florin ne devait pas pouvoir le reconnaître ensuite.
Leone ralentit l’allure.
L’inquisiteur ne louait-il pas quelque confortable
garçonnière dans ce quartier cossu et discret de la ville, afin de s’y
métamorphoser en toute tranquillité, et peut-être d’y recevoir galante
compagnie ?
Grâce au sang des autres, et il se monnaye bien.
Nicolas Florin avançait d’un bon pas, s’enfonçant dans un de
ces quartiers qui se vident de leurs badauds à la nuit tombante et perdent
leurs allures benoîtes au fur et à mesure qu’une autre faune les investit. Les
maisons y étaient plus modestes, prolongées d’encorbellements qui semblaient se
rejoindre de part et d’autre pour presque former une voûte
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