Le souffle de la rose
vous
aviez pu exercer la profession de médecin ou d’apothicaire dans le siècle ?
Annelette réprima un triste sourire avant d’avouer :
— Certes. Si votre doux époux n’avait succombé,
seriez-vous parmi nous aujourd’hui ?
— Non, il est vrai. Cela étant, je n’ai jamais regretté
ce choix.
— Moi non plus, mais il ne s’agissait que d’un choix de
remplacement.
— Voyez-vous Annelette, en dépit des aigreurs qui
courent un peu partout au sujet de l’Église, c’est un immense service fait aux
femmes que ces couvents où nous pouvons vivre en paix, exercer, faire, décider.
Annelette hocha la tête en contestant :
— Non, c’est un service qui ne fait qu’entériner l’implacable
réalité : nous ne jouissons que d’infimes droits à l’extérieur. Certaines,
comme vous, plus fortunées que d’autres, eurent l’heur d’épouser un homme d’honneur,
de respect et d’amour véritable. Et les autres ? Quels choix leur demeure-t-il ?
Je vous concède que la liberté se paye, comme le reste. Toutefois, j’étais
prête à en offrir bon prix pour l’obtenir. Mon avis n’avait que fort peu de
valeur et nul, surtout pas mon père, ne l’a sollicité. Vieille fille sans
beauté, ni héritage, il me restait la possibilité de m’occuper des enfants de
mon frère, médecin... piètre médecin mais mâle, ou le couvent. J’ai opté pour
le moins dépréciant.
— J’ai le regret d’être en accord avec Annelette, lâcha
une voix haut perchée derrière elles.
Elles se tournèrent d’un bloc. Berthe de Marchiennes se
tenait devant elles, mal à l’aise. Son arrogance semblait l’avoir désertée.
— Berthe...
— J’ai frappé, ma mère, à plusieurs reprises. Nulle ne
m’a entendue, et je suis entrée. (Elle ajouta précipitamment :) Je n’ai
surpris que la fin de votre échange.
Elle serrait les mains l’une contre l’autre et Annelette se
fit la réflexion qu’elle ne l’avait jusque-là jamais vue dépouillée de sa
morgue dévote.
— Que se passe-t-il, ma mère ? J’ai l’impression
que le monde s’effrite autour de nous... Je ne comprends rien à ce qui se
trame.
— Nous sommes dans la même incompréhension que vous, ma
fille, rétorqua un peu trop sèchement l’abbesse.
Bouche entrouverte, la cellérière semblait chercher ses mots :
— Je sais que vous ne m’aimez guère, vous, ma mère,
Annelette et les autres. Mon cœur en saigne et pourtant, je n’ignore pas que j’en
suis fautive. J’ai... C’est si terrible d’admettre que l’on n’a jamais été
voulue, souhaitée. À mon âge, j’ignore toujours ce qui est le plus épouvantable :
l’admettre face aux autres ou l’admettre pour soi-même. Dieu a été mon
réconfort de tous les instants. Lui m’accueillait. Les Clairets a été mon seul
domicile, mon seul havre. J’avoue... J’ai été jalouse et aigre de votre
nomination, ma mère. Je m’étais mise en tête que mon ancienneté, le service
impeccable que j’avais effectué me destinaient à la charge d’abbesse, pis... qu’elle
m’était due. Je découvre depuis quelques jours que je m’étais aveuglée au sujet
de mes capacités. Je me sens si démunie, si pathétiquement faible face aux
événements qui nous heurtent de plein fouet, et je vous suis infiniment
reconnaissante, madame, d’être notre mère.
Cette étonnante preuve d’humilité avait dû coûter à Berthe
de Marchiennes, et Éleusie tendit la main vers elle, mais l’autre la refusa d’un
mouvement de tête. Elle s’humecta les lèvres de la langue et poursuivit :
— Je veux vous aider... il le faut. Je me doute de
votre défiance à mon égard, je la sens. Je ne vous en tiens pas rigueur, je la
mérite.
— Berthe, je...
— Laissez, ma mère, permettez-moi de terminer. Je la
mérite car je me suis rendue coupable d’un peureux mensonge afin de ne pas...
perdre la face. Je n’ai pas même l’excuse d’avoir craint de vous mécontenter.
Non, seul l’orgueil m’a poussée.
Annelette se garda d’intervenir, comprenant que cette
confession ne lui était pas destinée. La cellérière prit une pénible
inspiration avant de poursuivre :
— Je... J’ai perdu durant quelques jours la clef de
votre coffre que j’avais en garde. C’est du moins ce que j’ai cru sur le
moment. J’ai vécu dans la terreur que vous me la réclamiez afin d’authentifier
un acte. Je l’ai cherchée partout. Je ne comprenais pas comment
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