Le souffle du jasmin
ses
yeux vairons. Au fil du temps, il avait développé un tempérament passionné, se
laissant aller à de violentes colères, suivies, heureusement, de prompts repentirs.
– Tu m'écoutes, papa ?
– Je t'écoute. Si tu voulais bien en
faire autant, peut-être pourr ions-nous nous entendre.
– Oui, surenchérit Mona. Écoute ton
père.
– Avant tout reprit Mourad, j'aimerais que tu m'expliques
pourquoi tu tiens tellement à t'impliquer dans des actions armées ? Tu
n’as donc plus de mots pour convaincre ?
Karim ricana.
– Des mots ? À quoi servent les mots lorsque nous
apprenons que soixante-sept sénateurs et cent quarante-trois députés américains se
sont engagés dans l’ American Palestine Comittee , et que mille cinq
cents signataires appuient la création d'une armée juive ! À quoi
serviraient les mots, lorsqu'on nous dit que des motions de soutien à
l’entreprise sioniste ont été passées dans les législations de trente-trois
États, ainsi qu'à l’American Federation of Labour ? À quoi servent les mots lorsque la
Histadrout, qui est, comme tu le sais, le principal syndicat des travailleurs
juifs [101] , remporte un triomphe en faisant voter par une majorité
du Congrès national des Trade Unions une motion d'appui au programme de
Biltmore...
– Biltmore ? interrogea Mona.
– Une ville des États-Unis où, il y a environ un an, un
congrès de l'Organisation sioniste mondiale s'est tenu, revendiquant
majoritairement — tenez-vous bien — un État juif sur l’ ensemble de la Palestine . Tu m'entends, papa ? Il n'est plus question de
foyer, mais d'un État ! On leur a donné une branche, ils ont pris l'arbre,
aujourd'hui c'est toute la forêt qu'ils exigent !
Mona essaya de tempérer les ardeurs de son fils, sachant
ce dont il était capable lorsqu'il s'enflammait de la sorte.
– Calme-toi, Karim.
Il ne parut pas entendre.
– Pour couronner le tout, le Parti travailliste anglais a
surenchéri sur les Américains et damé : « Tous les Arabes devraient
être chassés de Palestine ! » Vous...
– Arrête ! ordonna Mourad. Je suis au courant !
Mais je ne suis pas pour autant convaincu que prendre une arme et tuer l’autre
s oit
la solution. Si j’ai pu le croire de ton âge, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Karim considéra son père pendant quelques instants et laissa tomber froidement :
– Cette terre est mienne. Dussè-je
offrir ma vie, ils ne me la voleront pas.
*
Le Caire, janvier 1943
– Que devient notre ami Anouar von Sadate ? demanda Taymour ce soir
de janvier à Zulficar au terme d'une partie de
trictrac. Voilà bien trois ans que je n'ai plus entendu parler de lui. Depuis
ce déjeuner au café des Pigeons, il m'a marqué, cet homme.
La pluie crépitait. Il faisait un
froid de gueux et la villa Loutfi était garnie à tous
les étages de braseros à pétrole.
– Il ne sort pas beaucoup, ces
temps-ci, finit par répondre Zulficar d'un ton sibyllin en se resservant un
verre de raid.
– Que veux-tu dire ? Il est
malade ?
– Non, répondit Zulficar. En prison.
– Quoi ?
– Une sombre histoire. Ne t'avais-je
pas raconté qu'il organisait des soirées sur la dahabieh de la danseuse Hikmet
Fahmy ?
Taymour acquiesça.
– Or la dame en question s'était liée
d'amitié avec deux hommes qui occupaient une maison flottante voisine et qui
disaient s'appeler Hussein Gaafar et Peter Monkaster. En fait, le vrai nom de
Gaafar était John Eppler. Un Allemand, né à Alexandrie,
dont la mère s 'était remariée avec un Égyptien. Monkaster, qui se
faisait passer pour un Américain, s 'appelait en réalité Sandy. Tous deux s 'étaient introduits clandestinement en Égypte, vêtus
d'uniformes anglais, riches de 25 000 Livres Sterling et appartenaient à l'Abwehr.
– Tu n'es pas sérieux ?
– Oh que si ! Un matin, voilà que la belle Hikmet
annonce à Sadate
que ses deux amis rencontrent des soucis avec leur poste émetteur. Comme il
paraît posséder quelques notions en ce domaine, elle le prie d'aider les deux
compères à remettre l'appareil en état.
– Un poste émetteur ?
– Tu as bien compris, Sadate s'est donc rendu chez les
Allemands qui, entre-temps, avaient réussi à se faire livrer un autre appareil. Les émissions
reprirent, jusqu'au jour où se produisit une nouvelle panne. Une fois encore,
Anouar fut sollicité. Jugeant plus pratique d'effectuer la réparation à son domicile, il
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