Le spectre de la nouvelle lune

Aussi fut-il surpris de constater qu’Erwin accordait une importance primordiale à des faits et circonstances qui lui semblaient, à lui Guntran, n’en présenter aucune. Et il le fut plus encore quand le missus refusa qu’on procède à l’arrestation de quelques individus de mauvaise réputation et qui, pourtant, « interrogés comme se doit auraient certainement beaucoup à dire et à confesser ». Il prit alors une attitude qui semblait signifier : « Puisqu’il en est ainsi, advienne que pourra ! » Le Saxon, à qui cela n’avait pas échappé, regarda sévèrement le viguier.
    — J’entends non seulement être obéi au doigt et à l’œil, articula-t-il, mais encore l’être avec initiative et détermination ! Qu’on se le tienne pour dit ! Sinon…
    Il fit le geste de briser un bâton sur son genou. Et comme Guntran s’apprêtait à prononcer des paroles d’excuses, le Saxon jeta :
    — L’audience est terminée. Tu recevras mes ordres… Abbé, ton zèle m’est tout acquis, cela va sans dire !
    Quand le viguier et le supérieur du monastère eurent quitté la pièce, Erwin se tourna vers ses assistants.
    — Vous avez vu et entendu et compris, leur dit-il avec un sourire. Donc, mes enfants, vous savez ce que cela signifie…
    Au moment où ils allaient se retirer, le Saxon les retint d’un geste, avec une physionomie exprimant qu’il s’efforçait de se remémorer un détail important.
    — Oui, murmura-t-il, avant-hier, à Châteauroux, dans cette cohue, n’avez-vous pas aperçu un homme qui se tenait à l’écart avec un air hautain, comme s’il méprisait ces courtisans qui faisaient assaut de flagorneries, un homme qui tranchait sur les autres ?
    — Si fait, seigneur, répondit Timothée. Je le vois : un regard froid, un visage dur avec, de temps à autre, un rictus sarcastique, le poil et le cheveu noirs…
    — Tout à fait cela, approuva Doremus.
    — Je n’ai pas dû l’apercevoir, admit le frère Antoine.
    — Curieux personnage, non ? ajouta Erwin.

CHAPITRE II
    L’après-midi du même jour, Timothée, accompagné par un garde, se rendit, dans les environs de Migné, sur le domaine qui était exploité par la famille Tanno, ses colons et ses esclaves, afin d’enquêter sur la disparition de Paquette. Le Bavarois, sans doute prévenu par un domestique, attendait les arrivants sur le seuil de sa résidence, bâtisse solidement construite sur des assises de grès et située non loin du marais. C’était un homme de haute taille, corpulent, avec un visage rubicond qui aurait pu paraître débonnaire, n’eût été son regard inquiétant. On aurait dit d’un ours sur le point de charger.
    Tanno toisa le Grec qui, avec son collier de barbe, son teint mat, sa mise soignée, accompagné d’un garde imposant, l’intriguait manifestement. Il bougonna une formule d’accueil, tandis que Timothée descendait de cheval, puis se présentait. Le Bavarois lui demanda assez sèchement quel était l’objet de cette visite imprévue. Sa femme, Wanda, le rejoignit, solide créature dont le visage exprimait méfiance et ladrerie. Pas davantage que son mari elle n’offrit au visiteur d’entrer en leur demeure.
    Après que celui-ci eut expliqué, toujours calme et affable, pourquoi il était venu jusque-là, Tanno se renfrogna un peu plus.
    — Encore cette histoire de disparitions ? lança-t-il. Que veux-tu donc que je t’apprenne ? Déjà, à deux reprises, Guntran est venu ici pour se renseigner, me faisant perdre mon temps ! J’ai dit à ce viguier tout ce que je savais. J’ignore ce qu’il en a rapporté et, d’ailleurs, je m’en moque. Mais, pour moi, c’est une affaire terminée. Terminée, voilà tout !
    L’homme fit mine de rentrer chez lui.
    Le Grec changea brusquement d’attitude.
    — Tu ne m’as pas bien compris, je crois, dit-il d’un ton sec. Mon maître, l’abbé Erwin, missionnaire du souverain, représente ici, et avec pleins pouvoirs, celui-là même dont tu tiens ces terres. Et moi je représente ici, maintenant, mon maître. Qu’il soit bien clair que le domaine qui t’a été confié peut t’être retiré immédiatement. Alors, encore quelques mots comme ceux que tu viens d’employer et…
    Timothée laissa la menace en suspens, puis ajouta :
    — … Tu vas donc reprendre, devant moi, pour moi, en détail, de la manière qu’il me plaira, tout ce que tu sais. Je t’écoute. D’abord cette Paquette ?
    Le Bavarois respira profondément, comme pour