Le spectre de la nouvelle lune
l’occasion, et même souvent. Tu vois ?
— Très bien… Lui arrivait-il de s’absenter, sans donner de raison, pour une nuit ou plus ?
— Jamais, seigneur ! Le temps qu’elle ne passait pas au service du domaine, elle en usait pour son potager, ses poules et ses lapins – il fallait bien qu’elle mange –, pour chercher du bois, pour ramasser des champignons ou des mûres à la saison… Tu vois ?
— Je vois toujours. Donc, pour les débauches du marécage ?…
La servante éclata de rire.
— Elle ? Autant dire qu’une truie peut voler aussi haut qu’une buse ! Pardonne-moi, seigneur ! Elle ? Impossible !
— Mais alors, pourquoi et dans quelles circonstances a-t-elle pu disparaître ?
— Peut-être s’est-elle noyée par accident, intervint le majordome. Il lui arrivait de s’aventurer dans le marais pour prendre des poissons à la main. C’est défendu, mais on laissait faire. Or le marécage est perfide…
— Deux noyées ont été retrouvées sur le marais de Bignotoi.
— En effet.
— Bénédicte pourrait-elle être l’une des deux ? demanda Doremus.
L’homme hésita :
— Pourquoi pas… Mais il y a plus d’une lieue d’ici à ce marais. Et elle serait allée se noyer là-bas ?
— Étrange, il est vrai. Le temps éclaircira cela.
Pour la forme, l’assistant des missi interrogea encore Herta sur ce sujet, puis il demanda à être conduit jusqu’à la chaumière de Bénédicte. C’était une pauvre masure située non loin d’un ruisseau. Celui-ci alimentait un lavoir dans lequel s’activaient une demi-douzaine de femmes. Leurs bavardages cessèrent quand elles virent s’approcher le groupe qui accompagnait Doremus.
Le poulailler et le clapier étaient vides, le potager à l’abandon. A l’intérieur de la cabane, seuls avaient été laissés en place une table et deux tabourets, un coffre, des étagères avec quelques ustensiles de cuisine. Aucun vêtement, aucun outil, aucune trace de vie. S’attendait-on à ce qu’elle ne revînt jamais ?
L’ancien rebelle se dirigea vers le ruisseau. L’eau en était claire, avec un bon courant. Un déversoir ? Pour s’en assurer, il décida d’en remonter le cours. Après un quart de lieue il arriva au marais sur le bord duquel d’importants travaux étaient en cours. Celui qui les dirigeait expliqua qu’il s’agissait d’édifier une levée de terre qui permettrait de hausser le niveau général des eaux. Dans le même temps des excavations en augmentaient la profondeur, la terre ainsi prélevée permettant précisément de construire la digue. Une quarantaine d’hommes et de femmes étaient à l’œuvre. Certains, dans le marécage jusqu’à mi-corps, procédaient au creusement, chargeant de terre et de vase de grands récipients que d’autres transportaient jusqu’à la chaussée.
— Quand tout cela sera terminé, souligna avec fierté le chef de corvée, nous aurons constitué un étang comme il en existe déjà deux ou trois par ici, et qui abondent en perches, carpes et brochets, une véritable richesse. Et puis – ce n’est pas négligeable – cela va faciliter la lutte contre ces chenapans qui trouvent refuge dans le marécage avec ses chemins changeants et mystérieux.
— Comment cela ?
— Nous allons en profiter pour construire partout des pistes, jusqu’au cœur des marais. Il y faudra du temps…
Doremus observa longuement le troupeau des esclaves qui étaient à la peine. La plupart étaient hâves ; beaucoup paraissaient au bord de l’épuisement ; certains même, couverts de sangsues, s’écroulaient sous le poids de leur charge de boue et se relevaient en ahanant avec l’aide de leurs voisins. Les surveillants, en voyant arriver des visiteurs, avaient adouci leurs commandements, alors que, de loin, on les entendait hurler. Ils avaient tenté de dissimuler leurs bâtons et leurs fouets sans parvenir à tromper l’ancien rebelle.
A cet instant, ce dernier vit accourir un homme accompagné par deux surveillants et qui se présenta comme l’intendant. On venait seulement de le prévenir qu’un membre de la mission impériale accomplissait une inspection.
— Désires-tu quelques éclaircissements ? demanda-t-il avec un sourire qui disparut rapidement quand il vit de quel air le regardait l’assistant d’Erwin.
— En effet, ils s’imposent ! lança celui-ci.
Il désigna les hommes à l’œuvre dans le marécage.
— S’agit-il d’esclaves ? demanda-t-il. Tous ?
— Oui,
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