Le spectre de la nouvelle lune
éventuels ?
Suffoqué par cette mise en cause, l’abbé demeura un long moment sans voix, jetant des regards autour de lui comme pour trouver quelque part un réconfort.
— Comment ?… Moi ?… Complice de… ? finit-il par dire. Mais, seigneur, faut-il que je sois arrivé à mon âge… à ce moment… pour entendre pareil soupçon ?… Supérieur de ce monastère fameux entre tous, moi, complice… d’assassins ?…
Il exhala une longue plainte.
— Moi, qui me nomme Mainfroi ( 17 ), moi qui suis un Franc de bonne souche, moi, seigneur ?… Oh !…
— J’ai vu des choses plus étranges, répondit le Saxon calmement. Le nom ne fait rien à la chose… Et puis, n’as-tu pas abandonné cet héritage franc pour devenir en religion le père Ferréol, du nom d’un saint qui – si ma mémoire ne me trahit pas – fut abbé et évêque d’Uzès, en terre narbonnaise ?
— En vérité, seigneur, j’ai pris comme saint patron un soldat qui proclama sa foi chrétienne et mourut en martyr voilà cinq siècles.
— Rassure-toi ! Nous n’avons pas l’intention de te faire subir le martyre… Mais laissons cela ! J’aimerais savoir si, déjà, quelques habitants de ce pays se sont présentés pour examiner la dépouille de cet agresseur et si certains l’ont reconnu ou ont dit le reconnaître.
— Sans doute est-il encore trop tôt, fit valoir l’abbé. Dès l’aube j’ai envoyé dans toute la Brenne des messagers pour annoncer qu’un sicaire avait été surpris au moment où il allait accomplir en ce monastère sa détestable besogne et qu’il avait été tué. Chacun est donc invité à venir en ce lieu pour examiner cet agresseur mystérieux et nous indiquer si possible de qui il s’agit. Mais la Brenne est vaste : sept lieues du nord au sud et autant d’est en ouest. Il faut une bonne demi-journée pour aller de notre abbaye dans tous ses bourgs, hameaux et domaines, et autant pour venir des plus éloignés jusqu’ici. En outre, les gens en ce pays sont circonspects, méfiants même. Ils ne se décident qu’après mûre réflexion, non sans tergiversations. Il est peu probable que des visiteurs, curieux ou informés, arrivent avant demain.
— J’entends bien. La Brenne certes est vaste. Mais Mézières et Paulnay ne sont qu’à une lieue de cette abbaye et Azay à deux lieues. Avertis par tes envoyés dès les premières heures de la matinée, ceux de leurs habitants que notre enquête intéresse ont eu largement le temps d’y apporter leur contribution.
L’abbé Ferréol prit un air contrit pour avouer :
— Un seul homme s’est présenté pour examiner le cadavre.
— Un seul ! Et qui ?
— C’est-à-dire… seigneur… le fossoyeur de Mézières pour savoir qui il aurait à mettre en terre.
— Et c’est tout ?
— Hélas, c’est tout !
— Et a-t-il reconnu ce mort ?
— Non, seigneur. En tout cas, il a dit que non.
Erwin jeta sur l’abbé Ferréol un regard aigu.
— Pourrais-tu jurer, lui dit-il, qu’en même temps que tes messagers, d’autres ne sont pas partis pour toute la Brenne, envoyés par cette bande si bien informée, pour en dissuader les habitants d’accomplir la démarche que nous attendons d’eux ?
— Non, en vérité, je ne pourrais le jurer, répondit l’abbé avec détermination. Je le déplore, mais c’est ainsi !
— J’aime mieux cette franchise, apprécia le Saxon. Elle a le mérite de souligner que nous ne devons pas nous faire d’illusions sur le succès de notre démarche.
— On peut toujours espérer un miracle.
— Un miracle ? J’espère, moi, que notre enquête suffira à démasquer l’exécutant de ce crime et ceux qui le lui ont inspiré !
Immédiatement après la collation de la mi-journée, le missus dominicus réunit à nouveau ses collaborateurs pour leur communiquer ses dernières instructions et pour leur prodiguer des conseils de prudence.
— N’oubliez surtout pas, leur dit-il, que nous avons affaire à des conjurés de la pire espèce qui ont des yeux et des oreilles partout, ici également, ainsi, sans doute, que des hommes de main prêts à tout ! Vous ne serez jamais assez circonspects. Vous n’hésiterez pas, en cas de besoin, à envoyer immédiatement un émissaire à Bourges pour alerter le comte Childebrand et demander du renfort. Faites-moi alors prévenir au plus tôt quelque part du côté de Tours. On sera au courant de mes déplacements à l’abbaye Saint-Martin. Enfin, pour l’amour de Dieu,
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