Le spectre de la nouvelle lune
gardez-vous de toute entreprise risquée ! L’empereur a encore besoin de vous, et moi…
Erwin n’acheva pas sa phrase et quitta immédiatement la salle où ils délibéraient pour se rendre aux écuries. Sa monture et ses armes l’y attendaient ainsi qu’une escorte composée seulement de Sauvat, d’un garde et de deux serviteurs.
Ils prirent sans tarder la route du nord et entrèrent, après Azay, dans une contrée où alternaient forêts, pâturages, cultures et marais. Ils atteignirent la vallée de l’Indre en fin d’après-midi et Loches à la nuit tombée.
Personne dans cette ville forte n’avait été averti de leur arrivée. Le missus dominicus ne parvint pas à se faire reconnaître par des miliciens soupçonneux qui lui ouvrirent avec réticence la porte de la cité et le conduisirent, ainsi que son escorte, sous forte garde, jusqu’au monastère. Là, au prix de pourparlers laborieux, Erwin réussit à convaincre le frère tourier de transmettre à son supérieur un parchemin portant son sceau. L’abbé, qui connaissait le Saxon de réputation, accourut aussitôt, se répandit en excuses et lui offrit l’hospitalité en son logis abbatial, ceux qui l’accompagnaient bénéficiant d’un bon souper et d’un gîte reposant.
Des rumeurs sur les étranges événements survenus dans la Brenne étaient arrivées jusqu’à Loches et, pendant le repas du soir, particulièrement soigné et abondant, Erwin dut satisfaire sur ce sujet la curiosité de l’abbé. Sans trop de difficultés toutefois car ce dernier se montra surtout intéressé par les péripéties de la cour, les carrières des Grands, les intrigues des prélats, visiblement soucieux d’obtenir des informations qui lui permettraient de conduire ses propres ambitions. Enfin il estima courtois d’évoquer « la glorieuse mission accomplie chez les Perses ( 18 ) » ; le Saxon écourta ses réponses en invoquant des secrets énormes et décisifs, tandis que l’abbé l’écoutait avec des yeux brillants, fier de côtoyer un personnage qui connaissait le destin des empires.
Le lendemain, Erwin et son escorte prirent la route de Tours. Ils firent halte à la mi-journée à Cormery où un monastère était en construction à l’initiative de Benoît d’Aniane, qui avait entrepris de multiplier les couvents bénédictins, tout en rétablissant dans toute leur rigueur les règles édictées trois siècles auparavant par saint Benoît de Nursie. Le missus ne put éviter de visiter plus longuement qu’il ne l’aurait souhaité l’édifice qui était en voie d’achèvement, de partager le repas du futur abbé et du maître de l’ouvrage tandis que Sauvat, le garde et les serviteurs d’Erwin dînaient avec les compagnons.
Le Saxon et son escorte purent quitter Cormery vers la huitième heure du jour et, après une longue chevauchée, arrivèrent en vue du Cher. Ils aperçurent au-delà de la rivière les toits de Tours dominés par ceux de la cathédrale, des églises et de l’abbaye Saint-Martin.
Erwin, qui s’était rendu à plusieurs reprises à Tours pour faire visite et demander conseil à son maître Alcuin ( 19 ), se dirigea immédiatement vers le monastère à la porte duquel vint l’accueillir le père Fridugis qui était désormais à la tête de cette abbaye. C’était un moine à l’érudition remarquable qui avait été l’un des principaux collaborateurs du grand théologien et l’avait assisté dans ses derniers moments. Il s’était, d’autre part, lié d’amitié avec l’abbé saxon qu’il avait rencontré fréquemment et avec lequel il entretenait une correspondance savante. La mort d’Alcuin, visiblement, l’avait marqué douloureusement. Il donna, sans prononcer une seule parole, une longue accolade à son illustre visiteur et le conduisit à la cellule monacale qui lui était réservée, celle qu’il occupait d’ailleurs à chacune de ses visites. Immédiatement après, ils se dirigèrent vers le logis que Alcuin avait occupé et dont rien n’avait été modifié.
Erwin entra, non sans émotion, dans le petit scriptorium où son maître l’avait reçu tant de fois pour de longues discussions au cours desquelles ils étudiaient minutieusement des manuscrits, soit, en les comparant, pour tirer la meilleure leçon de tel ou tel passage, soit pour remettre à sa place un développement mal disposé, soit pour éliminer des ajouts fantaisistes.
Il arrivait qu’Alcuin, acharné au travail,
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