Le spectre de la nouvelle lune
reprises. Sans succès. Des disputes chaque fois plus aigres m’opposèrent à Thomas qui m’accusait de prendre honteusement le parti d’une femme perdue, et à Agnès qui n’admettait pas, disait-elle, que je l’empêche d’être fidèle à son destin. Quel destin détestable pourtant, n’est-ce pas, mon père !
— Ces querelles, ces heurts n’ont pu manquer, je pense, de relancer les calomnies et d’une manière particulièrement odieuse.
— Sans doute ne m’en a-t-on pas tout rapporté. Mais ce que j’ai appris était déjà particulièrement sordide et écœurant !
— Cela n’a donc pu qu’inciter Agnès à hâter l’exécution de son projet, mais apparemment de façon précipitée. Pourquoi ?
— Elle dut partir en toute hâte à la suite d’une dispute encore plus violente que les précédentes avec Thomas qui, à bout d’arguments et fou de colère, la poursuivit, un coutelas à la main, en criant des insultes, affirmant « qu’il allait l’étriper ». Elle se réfugia en courant chez Lucien le charron qui parvint, non sans peine, à la protéger contre les fureurs de son époux déchaîné. Elle quitta Mézières dans la journée, sans doute pour rejoindre la bande. Depuis je ne l’ai plus revue et personne ne l’a rencontrée.
— Mais tout porte à croire qu’elle se trouve avec ce… Baron.
— Sincèrement, que puis-je en dire, seigneur ? Je souhaite malgré tout qu’elle soit encore en vie… ici ou là. Mais je suis loin d’en avoir la certitude.
— A ce sujet, tu as appris sans doute que deux noyées avaient été retrouvées à la mi-juillet sur les bords du marais de Bignotoi. Penses-tu qu’Agnès ait pu être l’une de ces deux malheureuses ?
Médard se signa.
— Dieu veuille qu’elle soit sauve ! murmura-t-il.
— Quant à cette bande qu’elle aurait rejointe, demanda Erwin, s’agit-il de celle qu’on associe aux apparitions du spectre blanc ?
— Ils s’appelleraient eux-mêmes « compagnons de la nouvelle lune ». Mais peut-être n’est-ce là qu’un bruit…
— S’agit-il réellement d’hommes et de femmes qui se livrent à des célébrations démoniaques ?
— Je ne sais. Lors des discussions que j’ai eues avec ma sœur et son mari, ils ne m’ont jamais rien révélé de ce qui se passait au cœur du marécage, si tant est que les « grands tapages », comme on dit en Brenne, se déroulent bien là. Fêtes diaboliques ? Ah ! de toute mon âme, j’espère que non. C’est bien assez déjà de ces orgies infâmes qui, elles, ne font pas de doute ! D’ailleurs, ni Agnès ni Thomas n’ont nié leur existence… Ils allaient presque jusqu’à s’en vanter… du moins tant qu’ils ont parlé d’une même voix car ensuite…
Médard, qui paraissait épuisé et transpirait abondamment, s’essuya le visage et le front puis respira profondément comme pour reprendre son calme. Erwin fit alors apporter des beignets et du vin. Il marqua une pause dans son interrogatoire. Il fit porter la conversation sur les différents crus des vins de Loire, demandant au négociant des appréciations que celui-ci fournit avec la fierté d’un connaisseur.
— Je dois te demander encore un effort, reprit le Saxon. Il s’agit de Thomas. Sa disparition est au moins aussi étrange que celle d’Agnès. Mes assistants ont pu constater qu’il avait tout quitté, commerce, logis et forge, sans prévenir personne, sans prendre de mesures pour préserver ses biens et ceux d’Agnès. Il est parti comme s’il devait s’absenter peu de temps et que, par conséquent, il fût inutile de prendre des précautions particulières.
— C’est bien ce qui a dû se passer, seigneur. La fuite d’Agnès avait plongé son mari dans une sorte d’égarement : tantôt il passait des heures abattu, prostré, à marmonner plaintes et menaces, tantôt il travaillait à sa forge sans interruption de l’aube à la nuit tombée, il insultait tous ceux qui l’approchaient et martelait le fer en injuriant jusqu’aux objets qu’il façonnait ! Cependant, avec le temps, il se calma un peu et entreprit des recherches pour retrouver la fugitive. Il s’absenta un jour, puis deux, puis trois, poussant sa quête toujours plus loin. Un certain mercredi, tout le monde à Mézières en a conservé le souvenir, il partit ainsi pour de nouvelles investigations. Il prit, m’a-t-on dit, le chemin qui menait vers le sud, dans la direction de Rosnay. On l’a aperçu pour la dernière
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