Le spectre de la nouvelle lune
homme de justice hors de pair, perspicace, rusé, tenace, efficace… et équitable, mais aussi et surtout dans leurs vies.
Maître exigeant, parfois jusqu’à la dureté, et même jusqu’à l’emportement, mais toujours profondément droit, il offrait à ses collaborateurs une assise de granit pour leurs entreprises, une protection inébranlable dans l’adversité. Ceux-ci se souvinrent avec émotion de nombreuses circonstances qui leur avaient prouvé que cet abbé saxon, réservé, froid en apparence, à l’ironie parfois mordante, savait être attentif aux autres, chaleureux à sa façon. Il inspirait le respect ; on pouvait lui obéir sans honte, s’attacher à lui sans servilité. Ses trois aides mesurèrent le gouffre qui s’était ouvert devant leurs pieds. Il leur fallait maintenant entreprendre la mission la plus difficile et la plus douloureuse qu’ils aient jamais eu à accomplir : rechercher et retrouver Erwin, leur seigneur !
Au moment où, surmontant leur désarroi, ils commençaient à examiner les modalités de cette mission, Pétronille la magicienne se présenta à eux ; elle était venue leur annoncer qu’un des deux novices qui étaient de garde au pont de la chapelle avait commencé à reprendre ses esprits. Ses souvenirs étaient vagues et ses paroles confuses, mais elle avait pu en déduire que les deux sentinelles avaient entendu dans la nuit une galopade et le roulement d’une voiture ; puis cinq ou six hommes, portant des capuches qui dissimulaient leurs visages, avaient franchi le pont en courant et les avaient attaqués. Lui-même avait reçu un coup violent sur la tête et il avait perdu connaissance.
— D’autres que nous sont-ils au courant de ses déclarations ? demanda le Grec.
— J’étais seule au valetudinarium avec ces deux moinillons. Tous ceux qui s’y trouvaient auparavant étaient partis assister à l’office de matines. Je suis venue vous avertir avant tout autre.
— Nous t’en remercions, Pétronille, et très vivement !… Mais pourquoi nous d’abord ?
— J’ai mes raisons !
— Quelles qu’elles soient, voilà un titre de plus à notre reconnaissance.
La magicienne observa un instant le visage du frère Antoine dont les traits étaient décomposés.
— Il est possible, dit-elle, que j’aie à en ajouter un autre.
S’adressant au moine, elle précisa :
— Je sais ce que signifie pour toi, après ce que tu as vécu, ce qui est arrivé à ton maître. Ne crains pas, au besoin, de t’adresser à moi. Pétronille saura encore te venir en aide.
Quand elle eut quitté la pièce, le Goupil murmura :
— Un secours précieux… d’autant que cette magicienne en sait beaucoup plus qu’on ne croit.
— Il se peut, approuva Doremus. En tout cas, magicienne ou pas, je préfère l’avoir avec nous.
Le frère Antoine, qui depuis un moment paraissait ailleurs, comme submergé par une angoisse insupportable, jeta tout à coup autour de lui un regard qui trahissait son affolement.
— Comment n’avez-vous pas encore compris ? s’écria-t-il. Notre maître… qu’avait-il dit ? Vous en souvenez-vous seulement ? Un défi… ah ! oui, un défi… mais aussi un avertissement ! Entendez-vous ? Un avertissement !
Il serra les poings, secoua la tête.
— Et quel avertissement ! reprit-il. Ah ! Dieu bon… ce que j’ai vu… cette horreur… ce supplice qu’ils ont fait subir à son simulacre !… Et lui, maintenant ?…
Il compléta en un murmure :
— Qui peut douter qu’il ait été enlevé… par eux ?… Et pourquoi, hein ? Et nous ? Au lieu de l’entourer, de veiller sur lui, jour et nuit, nous… insoucieux, toute prudence oubliée, toute raison perdue… Que pouvons-nous dire à présent au Tout-Puissant, qui nous juge, qui nous condamne ?
— Je ne sais, répondit rudement Doremus, ce que nous devons dire au Très-Haut, sinon lui demander Son assistance. Mais je sais ce que nous devons faire : engager l’action sans perdre un instant !
— Je n’oublie pas, intervint Timothée s’adressant au frère Antoine, quelles blessures cet événement a rouvertes. Je te prie de croire que le coup n’est pas moins rude pour nous que pour toi. Cependant, c’est en de pareils moments qu’il faut conserver son sang-froid. Que notre maître ait été enlevé par cette bande qui sévit dans la Brenne ne fait à mes yeux aucun doute. Qu’elle veuille lui faire subir le même sort qu’à son simulacre ne me paraît pas du tout
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