Le talisman de la Villette
rejoignit son bureau, il avait repris une attitude neutre. Victor connaissait l’adage d’après lequel un chef de guerre doit dissimuler ses émotions sous sa tente et ne jamais la montrer à ses hommes.
— Appartenez-vous à un ordre missionnaire ? s’enquit-il.
— J’ai servi en Afrique il y a un sacré bout de temps. Je m’occupais de l’hôpital. A présent je suis là, j’ai pris un engagement personnel pour essayer d’atténuer la souffrance des parias de la société et… Je ne vais pas vous relater l’histoire de ma vie ! En quoi puis-je vous être utile, monsieur… ?
— Victor Legris.
— Avez-vous l’intention de doter mes œuvres ?
— J’allais vous le proposer, répondit vivement Victor en tirant son portefeuille.
— Voilà qui est généreux. Je suppose que vous ne vous êtes pas aventuré ici que par altruisme.
— Non, en effet, on m’a fourni votre nom. Je m’intéresse à la cousine d’une amie, Louise Fontane.
— Loulou ? Une perle. Sérieuse, travailleuse. Je la parraine depuis ses douze ans.
— Il y a trois semaines, elle a…
La porte grinça sur ses gonds. La femme au bébé se tenait timidement sur le seuil.
— Une minute, Marion.
Le père Boniface passa un stéthoscope à son cou. – Continuez, monsieur.
— Loulou a déménagé.
— Je sais, elle est venue me l’annoncer. J’espère la revoir bientôt, elle me récolte des médicaments.
— N’y comptez plus… Elle a été étranglée près de l’octroi de la Villette.
Le père Boniface demeura courbé au-dessus du plateau chromé où il disposait ses remèdes. Il se redressa et fixa Victor d’une mine défaite.
— En êtes-vous certain ?
— Oui. Sa cousine a formellement reconnu le corps à la morgue. Louise Fontane avait teint ses cheveux en noir.
— J’ai vu bien des malades mourir quand j’aurais pu les tirer d’affaire. Ils s’en vont sans bruit, ils renoncent. Mais Louise… Loulou…
Sa voix tremblait, il y avait des larmes dans ses yeux. Victor s’étonna de cette sensibilité prompte à s’émouvoir, de cette sentimentalité cachée sous la surface d’un homme au physique rude qui s’apparentait davantage à un fort des halles qu’à un prêtre.
— Qu’elle repose en paix, Seigneur, et que la lumière éternelle brille sur elle, amen, murmura le père Boniface.
Il se signa.
— Monsieur Legris, je n’ai pas l’impression que vous ayez été franc, que voulez-vous de moi ?
Le père Boniface concentra son regard clair sur Victor.
— Avez-vous l’adresse du dernier domicile de Loulou ? demanda celui-ci.
— Non… Quel gâchis, une si brave petite !
Il y eut dans la pièce un silence pénible. Pendant une bonne demi-minute, le père Boniface ne prononça pas un mot ni ne fit un geste, ses yeux restant braqués sur Victor.
— Non, monsieur, elle ne m’a rien dit de ses projets et je ne l’ai pas questionnée, j’aurais dû. Elle semblait heureuse.
— Navré de cette mauvaise nouvelle, souffla Victor. Je vous laisse à votre tâche.
En sortant, il manqua percuter Marion. Elle lui attrapa le poignet.
— J’ai entendu vos paroles. Il y a quelqu’un qui saurait peut-être pour Loulou. Elle vit rue Monjol, c’est Éliane Borel, on la surnomme la Môminette. Elle turbine près du café À l’enseigne de l’Élysée, vous lui direz que c’est de ma part.
Il en coûtait à Victor de revenir sur ses pas et il se contraignit à gagner le fort Monjoll comme on s’enfonce au cœur d’une jungle truffée de fauves à l’affût. Le ciel charriait des nuées spectrales, des lampes à pétrole s’allumaient derrière les carreaux fêlés. Une mélodie flottait dans l’air :
Quand tout renaît à l’espérance,
Et que l’hiver fuit loin de nous 26 …
Un troquet s’élevait au confluent de deux venelles. Quand Victor y pénétra, les têtes se tournèrent, il redouta le pire, mais les discussions s’enchaînèrent.
— J’t’en fous, il a refusé d’casquer la sorgue 27 !
— l’a occis un sénateur en plein effort, rupture d’anévrisme, depuis on l’a baptisée « la Fossoyeuse ».
Un costaud à chandail se rinçait le gosier à grand renfort de piquette.
— Pardon, où habite la Môminette ?
L’homme cracha à deux reprises et riposta en ricanant :
— Monsieur est connaisseur ! En face, cinquième droite.
J’irai revoir ma Normandie !
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Le
Weitere Kostenlose Bücher