Le talisman de la Villette
baron de La Gournay – conjecture fragile mais envisageable – ait étranglé Loulou et qu’un comparse l’ait ensuite éliminé.
— Nous marchons dans le brouillard !
— Je vous citerai ce cher Kenji : « La meilleure façon d’atteindre la lumière est de tâtonner à travers la nuit. »
— Oui, ben moi je suis du même tabac que ce cher professeur Lidenbrock$1 $2 je préfère me munir d’une lampe de Ruhmkorff. Plus je possède d’indices, plus je vois clair. Quel est le nom du type à la charrette ?
Héros du roman de Jules Verne, Voyage au centre de la terre.Bricart, prénom Sylvain, dit le millionnaire.
— Pourquoi le millionnaire ?
— Je ne sais. L’interview de la petite bonne m’a rendu chèvre. J’ai cru comprendre qu’il avait des relations plus qu’amicales avec la veuve Guérin.
— Vous savez où perche Lorson ?
Victor hocha la tête en réglant l’addition.
— Le mieux est que je vous téléphone à la librairie, ce soir. J’espère qu’Iris ne soupçonne rien, elle est incapable de tenir sa langue…
— Pauvre chérie, elle ne songe qu’à sa maternité prochaine, répliqua Joseph, heureux d’inspirer le fumet du crottin mêlé à la poussière.
Djina Kherson disposait dans un vase le bouquet qu’un coursier lui avait livré. Les fleurs semblaient choisies selon un code qu’elle ne maîtrisait qu’imparfaitement. Les roses blanches équivalaient à : « je suis digne de vous », elle l’avait récemment lu dans un ouvrage anglais. Une crosse de fougère, n’était-ce pas « fascination » ? Des œillets rouges… « amour » ! Quant au symbole des lis, une vérification s’imposait.
L’harmonie des trois couleurs éveillait ses sens. Elle parcourut la carte complétant l’envoi.
La fleur en son divin langage est la fille du matin, le charme du printemps blotti au sein de l’hiver, la source des nectars, a écrit Chateaubriand. Je n’égalerai jamais le talent d’un poète, cependant je suis un homme de plaisante compagnie. Accepteriez-vous un five o’clock tea avec moi cet après-midi chez Gloppe , aux Champs-Élysées ? Je vous y attendrai.
Votre dévoué Kenji Mori.
Cette missive l’éperonnait : refuser serait ridicule, elle le regretterait amèrement. Bien que le divorce n’eût pas été prononcé entre elle et Pinkus, le départ de ce dernier pour New York où il résidait de manière permanente avait ruiné leur union. Un simple rendez-vous n’engageait à rien et n’impliquait nulle infidélité à cet époux lointain, le père de ses filles, un camarade cher à son affection. Quelle tristesse qu’un mariage pût se dissoudre ainsi Pinkus et elle s’étaient rarement querellés, mais leurs vues divergeaient sur les questions essentielles. Au fil des ans, la politique les avait éloignés l’un de l’autre. S’ils étaient tous deux révoltés par la violence criminelle des menées antisémites du gouvernement tsariste, Pinkus vouait un culte aux idées révolutionnaires, tandis qu’elle se contentait de chercher une terre d’asile où vivre dignement et en sécurité. À l’instar de Tasha, elle espérait avoir trouvé le pays idéal, la France, et elle déplorait que Ruhléa, sa fille cadette mariée à un médecin nommé Milos Tábor, se fût installée à Cracovie.
En dépit de leurs dissentiments, peut-être Pinkus et elle seraient-ils parvenus à cohabiter s’ils n’avaient souffert d’une blessure plus secrète. Traduire en pensées ce qu’elle ressentait lui répugnait, néanmoins il fallait souscrire à l’évidence : sur le plan personnel, leur existence commune était un ratage. Lorsqu’elle avait abouti à ce constat, elle avait déclaré sans ambages à Pinkus qu’ils devaient se séparer.
Elle musa dans l’atelier où les élèves du cours d’aquarelle avaient abandonné un joyeux désordre. Pinkus avait quitté son taudis d’Hester Street et loué un appartement à Manhattan. Son entreprise prenait un tel essor qu’il lui expédiait quelquefois des mandats destinés à améliorer son ordinaire. Elle lui en était reconnaissante. Elle n’avait toujours pas compris comment il était possible de s’enrichir en exploitant des kinétoscopes. Son gendre, Victor, lui avait expliqué que le célèbre Thomas Edison était l’inventeur d’une machine permettant de découvrir des images en mouvement. Djina considérait ces grosses boîtes rectangulaires comme un amusement
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