Le talisman de la Villette
obscène réservé aux fêtes foraines. On introduisait une pièce dans une fente, on collait ses yeux à deux trous équipés d’un oculaire. Quand on actionnait la manivelle, on voyait en réduction des combats de coqs, des chats boxeurs, des chiens lutteurs, des danses des îles Samoa… Mais la plupart du temps, on contemplait des gourgandines qui s’effeuillaient sous les yeux d’un amant polisson. Par bonheur, le bobineau de pellicule s’achevait avant l’ultime révélation. Pourquoi Pinkus s’était-il soumis à l’attrait de cette pornographie ?
Elle regagna sa chambre et rangea dans un coffret la dernière lettre constellée de timbres américains. Un océan les séparait, son époux fantôme et elle. Elle était libre de rejoindre M. Mori.
« Il faut que je me pomponne. »
Elle se mira dans la glace, démêla des doigts quelques mèches auburn semées de fils d’argent.
« On jurerait que tu vas t’envoler sur un manche à halai ! Ces rides, ce cou empâté… Quelqu’un lui a préparé le philtre de Tristan et Yseult, à ce séduisant Asiatique, et il se méprend sur ton apparence. Tu es folle ! À ton âge…»
Elle se débarbouilla, se maquilla, enfila une toilette classique, une robe en taffetas moiré bleu canard et vieux rose qui s’accommoderait avec son unique manteau. Les poignets en étaient tellement usés qu’elle les avait dissimulés sous une garniture de dentelle. Elle se coiffa d’un chapeau de tulle agrémenté de primevères et soudain se rappela : le lis représentait la pureté. Quelle ironie ! Elle, une respectable mère de famille ! Se moquait-il ? Elle jeta un coup d’œil à son reflet, parée de la tête aux pieds, prête à courir auprès d’un homme avec qui elle n’avait jusqu’alors échangé que de menus propos et plusieurs regards troublants ! La honte l’envahissait, impuissante à vaincre une exaltation de jeune fille émue d’honorer les avances de son premier soupirant. Des années à lutter seule, à rêver, à étouffer le rêve… Résolument, elle tourna le dos à la glace.
Le voyage en fiacre avait été interminable, et, à en juger par la taille des constructions occupant les numéros 110 et 112 de la rue de Flandre, localiser Martin Lorson allait s’apparenter à la quête de la quadrature du cercle. La conscience légère de n’avoir pas eu à débiter de sornettes à Tasha, invitée chez les Natanson, Victor savourait de s’adonner sans hâte ni remords à son hobby de prédilection.
MAISON ÉRARD
Première manufacture de
PIANOS ET HARPES
Fondée à Paris en 1780 par les frères Érard
signalait un panneau monumental.
Ensuite, la situation se compliquait. Par où commencer ? Les ateliers des pianos à queue et le bâtiment des machines, ou ceux des pianos droits et des chantiers couverts ?
Indécis au seuil d’une vaste cour où s’élevaient quelques bâtisses de quatre ou cinq étages, il examinait des séchoirs chauffés sous lesquels s’empilaient des planches, des baguettes et des placages d’essences exotiques et européennes. Il harponna un adolescent ployant sous le faix d’un énorme billot de sycomore.
— Où est M. Jaquemin, je vous prie ?
— Dans son falzar, probable ! s’écria l’apprenti en se sauvant.
Un manœuvre âgé s’approcha.
— Il est d’une bêtise crasse, et insolent avec ça, mais pardonnez-lui, on est plus de cinq cents à travailler ici. Je vais tout de même vous fournir une précieuse indication : Jaquemin, il bosse du côté des pianos à queue. Vous êtes concertiste ?
— Parfaitement. Je recherche un instrument d’une qualité aussi grande que… qu’une bicyclette de course.
— Parallèle exact, monsieur. Nos modèles sont des merveilles de précision, vous ne regretterez pas votre dépense.
Victor en fut réduit à une inspection générale de la fabrique. Grâce au ciel, l’atmosphère n’empestait ni le cadavre ni le cigare. Il circulait de salle en salle, parmi l’encombrement des établis et des caisses, et humait sans restriction l’odeur de la sciure. Au milieu de l’activité fébrile, nul n’émettait d’objection à sa promenade. Quittant les pièces réservées à la construction des armatures extérieures, il gravit les étages séparant l’atelier de collage de celui des charpentes à claire-voie qui formaient le fond des pianos. Lorsqu’il s’enquérait de Jaquemin, on lui conseillait de poursuivre sa route. Il
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