Le Temple Noir
mesurant toutes les implications de la nouvelle.
— Comment ?
— Noyé dans le Puits.
— Et le Devin ?
— Sain et sauf. Avec Évrard, ils ont récupéré un prisonnier.
Le Grand Maître déplia un des vélins.
— Roncelin de Fos. Un aventurier. C’est lui qui a mené l’attaque sur Al Kilhal.
Le moine haussa les épaules.
— À quoi bon l’avoir sauvé ? De toute façon, il faudra s’en débarrasser. Il en sait sûrement trop.
Armand se souvint du jour où il avait vu l’Archiviste pour la première fois. Un jeune homme timide, effrayé par la violence du monde, vivant reclus dans sa bibliothèque. Lui aussi, la quête l’avait changé.
— Il nous a appris que le rabbin avait un disciple.
La question fusa aussitôt.
— Qui ?
— Sa fille. Elle se cache à Caïpha.
— Une femme, souffla le moine, incrédule, et qui connaît les secrets de son père…
Le Grand Maître coupa court :
— J’ai envoyé le Devin et Évrard à sa recherche. Ils doivent la ramener coûte que coûte. Nous verrons vite ce qu’elle vaut.
— Et Roncelin, ce maraud… j’espère qu’il croupit dans nos geôles.
— Ils l’ont amené avec eux.
— C’est de la folie. Dès qu’ils auront le dos tourné, il s’enfuira comme un vulgaire pillard qu’il est.
— Il a besoin de nous. Le Légat doit déjà le chercher. Et puis, ils ne seront pas trop de trois pour ramener cette fille.
Lentement, le Grand Maître déplia le second vélin.
— Le Légat m’a fait parvenir un message.
L’Archiviste se pencha. La page, en bas, était frappée du sceau aux armes de Saint-Pierre.
— Il requiert mon aide et mon soutien.
— Mais pourquoi ?
— Pour déclarer hérétiques tous les Hébreux de Terre sainte.
— C’est de la folie !
Périgord se tourna vers la fenêtre. Le givre commençait à fondre. Et avec lui, l’illusion de la Jérusalem céleste.
— Il a déjà commencé.
Cette fois, les yeux de l’Archiviste se mirent à vaciller. Armand fixait le sceau rouge qui éclatait comme une tache de sang.
— Tous les Juifs de Caïpha viennent d’être arrêtés.
Port de Caïpha
Martin était le jacquin le plus populaire du vieux port. Chacun connaissait son œil éborgné et sa coquille rapportée de Compostelle qui pendait sur ses haillons. C’était, disait-on, le plus ancien pèlerin de la Terre sainte. Il avait d’abord quitté son Gévaudan natal pour rejoindre Saint-Jacques en Galice. Des mois de marche à travers des plateaux brûlés de soleil, des gorges blanchies de brouillard, des montagnes harassées de neige, et il était enfin parvenu devant le tombeau de l’apôtre. Là, dans la forêt brûlante de cierges, pris dans la marée de cris des pèlerins, noyé dans les flots d’encens et de prières, il avait eu la révélation de son destin. Jamais il ne rentrerait dans son pays, mais il marcherait sans cesse, traverserait les mers, et enfin, atteindrait la Cité trois fois sainte : Jérusalem. Martin était arrivé à Caïpha, des années auparavant. Maigre, efflanqué, une vilaine toux au coin des lèvres, mais entier. Et comme des centaines de pèlerins, il s’était mis en route. Sauf que lui n’était jamais arrivé.
Sur le port, tout le monde connaissait son histoire. Chaque année Martin prenait le chemin et chaque année Martin échouait. Tantôt une attaque, tantôt une épidémie, tantôt un accident, tantôt une maladie, Martin n’avait jamais vu Jérusalem. Cette fatalité, inexplicable pour un homme si pieux, avait fait de lui une légende noire, une malédiction vivante à conjurer. Ainsi Martin, de sa mauvaise fortune avait-il fait un commerce lucratif. Pas un groupe de pèlerins, fraîchement débarqué, qui ne lui fasse une grasse aumône pour se protéger du Mal. Même dans les quartiers juifs et musulmans, on n’hésitait pas à remplir sa bourse de peur qu’il ne fasse tomber le mauvais œil sur la communauté. Errant maudit, nomade malgré lui, Martin avait fini par hanter Caïpha, de sa silhouette et de son œil solitaires.
Pourtant cette fois, Martin n’était pas seul. À ses côtés se pressaient deux va-nu-pieds encore plus hirsutes et miséreux que lui. À croire qu’ils avaient volé leurs habits dans un cimetière. Chacun avait les cheveux tordus de crasse, le visage rongé d’une barbe souillée. Affalés contre un mur, une sébile ébréchée devant leurs pieds noircis, ils fixaient d’un œil hagard la rade du
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