Le Temple Noir
torche dans l’eau fétide. Un cri d’horreur résonna dans la nuit.
— Ne m’abandonnez pas…
Le prélat commença de remonter l’escalier. Il sourit en pensant à l’histoire du dominicain. Un dragon ! Arrivé à la onzième marche, il tendit la main vers le mur. Aussitôt il sentit l’ovale des ouvertures, fermées par des clapets de bois.
— Sais-tu ce qu’il y a contre le Puits ? lança-t-il au prisonnier.
— Seigneur… hurla le captif.
Sa voix se perdit dans les ténèbres.
— On appelle ça le Pourrissoir. On y jette tous les cadavres sans nom. Pèlerins morts d’épidémies, musulmans massacrés… tous ceux que Dieu ne connaît plus.
Le Légat monta encore deux marches. Il n’entendait plus le clapotis de l’eau.
— Tous les six mois, des équarrisseurs viennent récupérer les os. La chair, elle, continue de pourrir.
À la troisième marche, le Renard s’appuya contre le mur. Juste au-dessus de sa tête, une pierre ronde faisait saillie. Il la caressa doucement. Elle était fraîche et douce sous la main.
— Un jour, il faut vidanger le charnier.
Un hurlement de bête acculée retentit. Le Légat enfonça la pierre.
— Et ce jour est arrivé.
Un rai de lumière tomba de l’ogive, dévala le long du mur et vint s’éteindre au pied de l’autel. Le Légat ferma les yeux. La nuit était encore profonde. Comme toujours, au sortir de la méditation, il tendit l’oreille. Dans la rue, le pas des gardes s’éloignait. La relève n’allait pas tarder. Il tendit la main et effleura la pierre consacrée. Sous son doigt les entailles se succédaient. Il sourit et se concentra. Peu à peu, il entendit les coups de maillet dans l’atelier, aperçut le tablier de cuir du tailleur de pierre, sentit l’odeur sèche et métallique du ciseau qui sculptait les croix aux angles de la pierre… Il arrêta sa vision. Ce n’était qu’un exercice. Il remercia Dieu de lui avoir offert deux qualités dont il avait fait des dons : le pouvoir de l’imagination et la force de concentration. Les yeux toujours clos, il s’orienta dans son esprit. Il avait une décision à prendre et il lui fallait aller chercher la lumière. Lentement il s’immergea en lui-même. Comme un cheval dont on tient les rênes serrées, il conduisit sa pensée le long des dernières heures. La nuit, le dominicain, Salomon, le Puits, le captif… Il fallait être patient. Au fur et à mesure qu’il se repassait les événements, des détails refaisaient surface, venaient renforcer chaque scène, comme des touches de couleur appliquées sur une esquisse. Bientôt, il sentit la plénitude l’envahir. Chaque instant lui apparaissait dans toutes ses dimensions. La sensation de la pierre, dans le Puits, au moment de l’enfoncer, le dernier cri du captif, juste avant la fin… Le Légat laissa échapper un gémissement tant sa vision était profonde, exigeante… Dieu avait dû connaître pareille intensité au moment même de créer le monde et, comme Dieu, il en savait déjà le destin.
Le Légat ouvrit les yeux. Une odeur d’encens descendait lentement des marches. Il se leva et s’inclina devant la Croix. En haut des marches, son conseiller attendait.
— Qu’on prépare une escorte…
Le dominicain, pourtant habitué aux apparents coups de tête du prélat, se figea de surprise.
— … et qu’on selle mon cheval.
— Une escorte… un cheval… à cette heure… mais pour où, Monseigneur ?
Comme un animal que la faim réveille, le Renard passa sa langue sur ses lèvres.
— Pour Al Kilhal.
10
Paris
Rive droite
De nos jours
Les chênes majestueux étiraient leurs ombres sur la pelouse vert tendre. Juste à côté, les jets d’eau continus de la fontaine apportaient un semblant de fraîcheur. Assis sur un banc de pierre, Antoine Marcas observait le curieux ballet des corbeaux sur la pelouse. Ils se disputaient un ver de terre qu’ils dépeçaient consciencieusement tout en se donnant des coups de bec. Vu de loin, cela pouvait passer pour une amusante scène animalière ; vu de près, c’était un festival de sadisme, le ver se tordait comme un damné sur le gril.
Le frère obèse fumait une cigarette, négligemment appuyé contre le tronc d’un marronnier. Il regarda en direction du fond du parc. Un groupe de trois hommes arrivait par la pelouse. Derrière eux, se découpait la façade d’un très grand édifice de trois étages, typique du XVII e siècle avec ses hautes
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