Le templier déchu
irradiait de sa personne une sorte de puissance contenue qu’elle n’avait jamais perçue chez le placide Robert. Elle ne pouvait cependant nier qu’il lui ressemblait étrangement. Même stature, mêmes larges épaules, mêmes cheveux bruns épais, mêmes yeux très bleus. Ses yeux toutefois reflétaient une pointe d’enjouement, d’espièglerie et d’assurance virile dont elle ne se souvenait pas que Robert eût jamais fait montre. Quant à son sourire... il était de pure séduction !
Et lorsqu’il l’avait embrassée, elle avait senti son sang bouillir dans ses veines. Jamais un baiser de Robert ne lui avait ainsi coupé le souffle, du moins dans ses souvenirs.
Mais c’était peut-être là une partie du problème. Elle ne se rappelait pas suffisamment de choses pour venir à bout de ce dilemme inattendu. Robert et elle avaient vécu ensemble si peu de temps avant qu’il ne lui soit arraché. En cinq ans, les détails de sa personnalité étaient devenus flous dans sa mémoire. Et il fallait admettre qu’elle n’avait pas fait beaucoup d’effort pour se les rappeler. Non, elle n’avait pas jugé utile, ni même sage, de se tourmenter avec des souvenirs intimes alors qu’elle ressentait déjà si durement son absence.
Elle s’était contentée d’attendre son retour, priant Dieu pour qu’II veuille bien le lui rendre.
Mais jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’avait imaginé qu’elle pourrait réagir comme elle l’avait fait aujourd’hui, le doute s’insinuant en elle, tel un serpent venimeux résolu à anéantir ses espoirs.
Elle était là, assise à cette table, à festoyer en compagnie de cet homme qui, elle l’aurait juré, était un parfait inconnu.
À l’autre bout de la salle, un soldat de la garnison de Dunleavy se leva en brandissant sa chope.
— À votre santé, messire ! Et maudits soient ces chiens d’Anglais qui vous ont gardé prisonnier toutes ces années !
Des « hourras ! » fusèrent ainsi que d’autres remarques dénotant un degré d’ébriété avancé chez certains convives. Elizabeth remarqua cependant que nombre de soldats fixaient ouvertement les deux Anglais que Robert avait ramenés avec lui. Elle tourna le regard vers son intendant, Aubert Tamberlain. Lui aussi semblait déconcerté. Assis à l’extrémité de la table d’honneur, il attendit que le brouhaha s’apaise pour s’adresser à l’homme qui prétendait être Robert Kincaid :
— Lord Marston ?
— Oui, Aubert ?
— Peut-être serait-il judicieux d’expliquer à l’assemblée qui sont ces Anglais que vous avez amenés à Dunleavy ?
C’était une manière plutôt hardie de s’adresser au seigneur du château, surtout de la part d’un simple intendant. Pourtant, personne ne tiqua parmi leurs voisins de table, ni le très estimé régisseur du domaine agricole, ni le père Paul, qui était le confesseur attitré d’Elizabeth, ni messire Garin, le capitaine de la garde. La mine grave et circonspecte, tous attendaient la réponse de leur maître.
Le visage impassible, celui-ci ne répondit pas immédiatement. Elizabeth nota toutefois l’éclat dur qui s’était allumé dans ses yeux. Il prit le temps de boire une gorgée de vin avant de se tourner vers l’intendant, un sourire crispé aux lèvres.
— Aubert, je passerai sur l’audace de votre commentaire compte tenu des circonstances de mon retour à Dunleavy et de la gratitude que j’éprouve envers vous qui avez su soutenir ma dame en mon absence. Cependant, je vous rappellerai que rien ne vous autorise à demander des comptes à votre seigneur sur des sujets qui ne sont pas de votre ressort. Jamais.
Aubert avait pâli. Puis ses pommettes se colorèrent vivement sous le coup de la colère. Un instant, il parut sur le point de répliquer vertement, mais autour de la table, la plupart des personnes hochaient la tête en signe d’assentiment, aussi choisit-il de ravaler sa contestation.
Elizabeth, quant à elle, avait décidé de ne pas intervenir.
Après un silence tendu, Aubert reprit :
— Je vous présente mes excuses, messire. Je souhaitais juste attirer votre attention sur la méfiance que la présence de vos... compagnons suscite parmi les nôtres.
— Je sais que vos intentions étaient bonnes. La réaction dont vous parlez ne m’avait pas échappé, et je me proposais justement de régler la question au moment où vous avez jugé bon de me donner ce conseil.
Les commensaux
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