Le temps des adieux
vin, me corrigea-t-elle en riant. Les amateurs hument, savourent, réchauffent leur vin, puis se font concurrence en produisant toute une série d’épithètes savantes et obscures.
— Et ils se réveillent avec la gueule de bois.
Notre échange eut le don d’amuser le sénateur qui éclata de rire.
Julia Justa avait reporté son attention sur le bébé dont elle appréciait l’attitude calme en public. Elle secouait le cochon en terre, avec des cailloux à l’intérieur, qu’Helena lui avait acheté au marché.
— Oh ! Maman ! se récria Ælius en frissonnant de dégoût. Il sort peut-être de n’importe où.
Furieux, je plongeai le nez dans ma coupe. Heureusement, les effluves du vin eurent le don de me calmer.
— Il portait des vêtements de qualité, rétorqua sèchement sa sœur. Nous pensons qu’il vient d’une bonne famille. Non que ce détail nous préoccupe. Ce bébé a été abandonné et il faut bien que quelqu’un prenne soin de lui.
Sa mère, qui la connaissait parfaitement, ignora l’implication que les Camilli devraient en prendre soin aussi.
— S’il venait d’une bonne maison, persista Ælius, les gens à qui on l’a volé seraient en train de révolutionner la ville.
— J’en doute ! s’exclama sa mère.
Elle secoua le petit cochon des deux côtés de sa tête : le bébé n’eut aucune réaction. Puis elle l’agita devant son visage. Nous le vîmes alors réagir en brandissant ses petites mains. Julia Justina était une femme intelligente. Elle avait remarqué ce qui avait échappé à ma propre mère. Le bébé ne réagissait que quand il pouvait voir l’objet. Elle dit d’une voix crispée :
— Sa famille a peut-être voulu se débarrasser de lui : ce bébé est sourd !
Je laissai tomber ma tête dans mes mains. Si le petit bonhomme était sourd de naissance, il serait également muet. Un triste avenir s’ouvrait devant lui. Les gens allaient le considérer comme un idiot. Il ne fallait plus espérer le caser dans une bonne famille d’accueil.
— Par Jupiter, Falco ! croassa Ælius. Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir en faire ?
— Oh ! arrête donc d’envoyer des piques ! (Sa mère se retourna vers la table.) Marcus va trouver une solution adéquate et élégante. Comme toujours.
Difficile de dire si elle remettait son fils à sa place ou si elle se plaignait de moi.
Dans le doute, je levai ma coupe à sa santé et, dirigeant ensuite mon regard vers Helena, je la vis fort pensive. Je compris que nous n’étions pas si éloignés d’accueillir le bébé sourd dans notre propre foyer.
Je fus distrait de ces pensées préoccupantes par l’arrivée d’un ivrogne que le portier avait laissé passer. Un grand et beau jeune homme entra en titubant dans la salle à manger, l’air fort mal à l’aise. En avançant vers nous, il se heurta violemment à une table basse. Quintus Camillus Justinus était enfin arrivé.
Clignant des yeux à cause de la lumière vive des lampes, il se pencha pour embrasser sa mère. À en juger par la réaction de cette dernière, ce n’était pas vraiment une bonne idée. Il posa ensuite deux paquets devant Helena avec l’excès de précautions des gens qui ont trop bu. Puis il se pencha pour l’embrasser aussi, mais elle le repoussa.
Insensible à l’ambiance houleuse, Justinus parvint à reprendre son équilibre à la façon d’un funambule et vint s’écrouler sur la couche vide placée près de moi. Je m’attendis au pire quand il jeta un bras autour de mes épaules.
— Marcus ! Tu es encore là ! s’exclama-t-il avec une diction pâteuse. Tu as su opposer une belle résistance.
Difficile de venir à son secours. Je me contentai donc de produire quelques onomatopées apaisantes, comme s’il se fût agi d’un enfant, et je vis qu’Helena me faisait discrètement signe de lui donner à manger. Toutefois, comme c’était forcément sur moi qu’il allait vomir, le cas échéant, mon intérêt était de lui servir une portion congrue.
— Désolé d’être un peu en retard. Je suis allé à la Sæpta Julia chercher un cadeau.
Mon cœur manqua plusieurs battements.
— Chez qui es-tu allé exactement ? demandai-je, déjà certain de la réponse.
Je n’avais soudain aucun mal à deviner pourquoi le jeune Justinus était éméché et en retard.
— Oh ! chez quelqu’un que tu connais bien, Falco ! J’étais en train de me balader au hasard quand j’ai lu un nom qui me
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