Le temps des illusions
se prête au jeu, car il y a bien une part de jeu dans la vie de représentation qui est déjà la sienne. D’ailleurs, ce matin, il donne pratiquement la même scène que le 1 er février, mais plus solennellement puisque toute la Cour est réunie. Après unenouvelle exhibition dans le plus simple appareil, Mme de Ventadour le fait rhabiller et le présente à M. le Régent, en prononçant les paroles convenues à l’avance :
« Monseigneur, voulez-vous bien que je dépose entre vos mains la personne du roi ?
– Volontiers Madame. »
Ils entrent alors dans la chambre de S.M.
« Monseigneur, voilà le dépôt que le feu roi m’a confié et que vous m’avez continué ; j’en ai pris tous les soins possibles et je le rends en parfaite santé.
– Le roi et tout l’État vous ont, Madame, une obligation infinie de l’attention que vous avez apportée à préserver des jours si précieux de tout accident. »
M. leRégent remet alors le monarque au gouverneur et au précepteur. La duchesse de Ventadour demande l’autorisation de s’en aller et baise la main du roi qui jusque-là, a parfaitement observé l’ordonnance de la cérémonie. Mais voyant Maman Ventadour sur le point de le quitter, il éclate en sanglots, lui saute au cou et ne peut s’en détacher. Très triste d’abandonner son cher orphelin, elle lui demande cependant d’être raisonnable : « Ah ! maman, s’écrie-t-il, je ne reconnais plus de raison quand il faut m’éloigner et me séparer de vous 1 . »
M. le Régent doit l’arracher des bras de sa gouvernante pour le remettre dans ceux du maréchal deVilleroy, afin de le conduire dans ses appartements et de lui présenter ses officiers ainsi que ses nouveaux serviteurs. Parmi eux se trouve un petit garçon de son âge qui tient une hallebarde et fait office de suisse. Mais le roi n’en a cure. Il refuse de dîner sans Maman Ventadour, qui revient sécher ses larmes et obtenir qu’il mange de bon appétit.
Jusqu’à ce jour,Louis XV n’a jamais quitté sa gouvernante, qui lui tient lieu de tout. Elle a veillé sur lui avec une attention et une affection qu’on n’a jamais eues pour d’autres princes. Elle l’a sauvé de la rougeole qui emporta sa mère, son père et son frère aîné en 1712. Puisque l’avenir de la dynastie repose depuis lors sur ce fragile héritier, sa santé est devenue une préoccupation permanente. Cependant, depuis qu’il a succédé à son grand-père, il n’a été sujet qu’à des rhumes ou à quelques désordres digestifshabituels aux enfants. Mme de Ventadour s’alarme surtout pour ce qu’elle appelle ses vapeurs, c’est-à-dire ses brusques changements d’humeur : il passe sans transition de la gaieté à la tristesse. Il peut rester longtemps rêveur, sans parler. Il n’a pourtant guère le temps de s’ennuyer. Dès avant la mort du feu roi, il a reçu des leçons de danse, qui lui assurent un excellent maintien ; il a appris à lire et à écrire ; il se passionne pour la géographie.Madame, mère du Régent, s’extasie sur sa facilité à lire les cartes et pourtant cette princesse se montre généralement sévère à son endroit. Elle le juge trop capricieux. Mais comment pourrait-il en être autrement avec un enfant de cet âge dont on interprète le moindre soupir ? Le petit roi a parfaitement compris qu’il était le centre du monde. Il sait qu’il est devenu l’idole des Parisiens. Lorsqu’il paraît au balcon des Tuileries avec sa gouvernante, les vivats qui montent vers lui le grisent d’une joie sans partage. Ses promenades dans une petite calèche à travers le jardin des Tuileries, ses sorties jusqu’aux Champs-Élysées dans une sorte de kiosque doré ouvert sur quatre côtés lui attirent les hommages de la foule qui guette son passage. Elle acclame un roi qui a le visage de l’Amour. Objet de culte et de désir, pourra-t-il devenir un homme équilibré à la personnalité structurée ? Ses éducateurs n’y songent pas. Le rôle qu’ils lui font assumer correspond à celui d’une miniature de roi. On lui fait comprendre qu’il incarne l’autorité souveraine : il assiste en tant que tel à toutes les manifestations officielles, reçoit les chevaliers de Saint-Louis, les chevaliers du Saint-Esprit, visite les maisons religieuses. Pour la première fois il a usé de son droit de grâce à l’égard d’un soldat déserteur ! Mme deVentadour ne s’est jamais opposée à ces
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