Le temps des illusions
doute mieux le latin d’Église que le latin classique. Mais n’est-il pas préférable pour Sa Majesté Très Chrétienne de prendre modèle sur un souverain dont la sainteté a été reconnue que sur quelque conquérant de l’Antiquité ? C’est ce que pense Mgr de Fleury. Le précepteur apprend également l’histoire à son royal élève en exaltant le principe de l’absolutisme fondé sur le droit divin donc justifié par lui.
D’autres maîtres soigneusement choisis pour leurs compétences enseignent au jeune homme la généalogie, l’héraldisme, la géographie, l’arithmétique, l’art des fortifications, la navigation, l’optique… sans parler de la danse qu’avaient tant aiméeLouis XIII etLouis XIV. Louis XV n’y prend aucun plaisir. Est-ce parce queson gouverneur tient à développer ainsi son maintien ? Il l’a obligé à se produire devant un public restreint dans son antichambre pour son dixième anniversaire. Le 30 décembre 1720, et le 9 janvier 1721, le roi a dansé au Louvre devant la Cour un intermède des Folies de Cardenio , au milieu de jeunes seigneurs mais aussi de filles d’Opéra, ce qui n’a pas manqué d’élever quelques protestations. Tous les spectateurs ont remarqué son manque de vivacité et son air ennuyé. Il n’éprouvera pas la même passion que son bisaïeul pour les ballets.
Le Régent apprécie les compétences et le caractère de M. deFleury que le roi aime bien. Cet ecclésiastique qui pourrait être son grand-père (il a soixante-quatre ans) le comprend et le dirige avec autant de souplesse que d’autorité. Leduc d’Orléans a permis à M. de Fleury de monter dans le carrosse du roi, privilège insigne dont le prélat est fort satisfait, mais il supporte de plus en plus mal leduc de Villeroy, suppôt de la vieille cour. Dans les entretiens avec son neveu, il lui vante le sens politique de l’abbé Dubois ou plutôt de Mgr Dubois, puisqu’il vient d’obtenir son élévation au cardinalat. Le cardinal fait une cour assidue au roi, au grand mécontentement de Villeroy qui voit chez ce parvenu l’incarnation de tous les vices.
Le roi, dont on surveille toujours la santé avec une attention soutenue, vient de donner des angoisses à ses sujets. Une fièvre violente l’a attaqué le 31 juillet pendant la messe. On l’a saigné au bras, mais la fièvre ayant redoublé, un jeune médecin nomméHelvétius a convaincu ses collègues de le saigner au pied et de lui donner de l’émétique. Le roi se sentait très mal. Mais après qu’il eut ce que l’avocat Barbier a appelé une « évacuation charmante », il s’est senti mieux. Le lendemain, il était sur pied. On n’imagine pas la joie qui s’est emparée des Parisiens lorsqu’on apprit qu’il était sauvé. Pour fêter sa guérison on a célébré plusieurs Te Deum , on a chanté et dansé dans les rues. Les poissonnières ont porté au Louvre un esturgeon de huit pieds de long, les bouchers un mouton. Partout on a bu à la santé de S.M.
Turc et turqueries
Pendant que le roi et leRégent reçoivent fastueusement l’ambassadeur du sultan, on se passionne dans les salons pour une autre turquerie. C’est un roman anonyme intitulé Lettres persanes , mais l’on sait de bonne source queCharles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, en est l’auteur. Ce magistrat (il est conseiller au parlement de Bordeaux) a l’esprit plus facétieux qu’on aurait pu le croire. Il noue une intrigue orientale que l’on suit grâce à un savant échange de lettres entre des Persans qui voyagent en Europe et ceux qui sont restés à Ispahan. Les Parisiennes frissonnent en découvrant les mœurs des sérails. Cet Orient de pacotille éveille mieux l’imagination que les récits authentiques des voyageurs, mais les observations faussement naïves du Persan Uzbek sur les institutions et la société françaises font réfléchir. Ce Persan considère le roi de France comme « le prince plus puissant de l’Europe, un grand magicien qui exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets 1 ». Il note en effet que « les Français changent de mœurs avec l’âge de leur roi. Le prince, dit-il, imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour à la ville ; la ville aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à tous les autres 2 ». Personne ne s’étonnera de ces réflexions, mais d’autres observations sur certains sujets seront
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