Le temps des poisons
l'homélie, et les bières que l'on emportait par la porte des morts pour les déposer dans le cimetière jusqu'à la résurrection. Un coup à la porte interrompit ses pensées.
—
Oui ! cria-t-elle.
Un valet, portant sur un plateau un pichet couvert d'un linge et un plat d'argent garni de viande chaude saupoudrée d'herbes, entra.
—
Lord Henry m'a chargé de m'occuper de vous.
Il posa le plateau sur la table qui se trouvait près de l'huis.
Kathryn le remercia machinalement. Quand il fut reparti, elle prit le plateau et l'emporta à la table située sous la fenêtre, d'où elle ôta manuscrits et plumes. Elle goûta la viande et la bière. « Circumspecte agatis », murmura-t-elle. « Agissez toujours avec prudence. » Les mets et la boisson paraissaient sains. Kathryn, perdue dans ses pensées, mangea la viande du bout des dents et savoura la bière en contemplant par la fenêtre le gibet désert dont la forme sinistre se découpait sur le ciel.
Dans sa chaumine, à l'orée du bois, grand-mère Croul préparait son déjeuner. Accroupie devant un âtre de fortune, elle remuait avec lenteur le contenu du chaudron où mijotaient, dans l'eau bouillante, des morceaux de lapin tendre mélangés à des herbes aromatiques et à des légumes.
— Encore un peu d'épices et de sel, commenta-t-elle à son adresse, et ce sera parfait.
Près d'elle, les deux chats, Gog et Magog, s'étiraient, profitant de la chaleur après leur chasse matinale. Grand-mère Croul comptait sur eux. Gog, surtout, pouvait rapporter un jeune connil - un jour, il était même encore vivant - à la porte de sa chaumière. Certains auraient dit que c'était de la magie. Elle baissa les yeux sur le matou.
— Tu aimes jouer avec tes victimes, hein, sans cœur que tu es !
Elle recommença à tourner son ragoût. Elle ne cessait de penser à la femme de Cantorbéry qui s'était assise avec elle en haut de la falaise.
Grand-mère Croul lui faisait confiance. Kathryn Swinbrooke avait un visage honnête et ouvert, des yeux clairs auxquels rien n'échappait.
— Elle est éprise, dit-elle, sarcastique, entre ses dents. Elle est aveuglée, j'en suis sûre, et ne pense pas de façon juste. Je pourrais lui apprendre tant de choses ! Tout ce que j'ai vu.
Elle s'arrêta à nouveau quand le glas de Saint- Swithun retentit pour indiquer que l'office était achevé et que les dépouilles allaient être ensevelies.
—
Que Dieu ait pitié d'eux, murmura-t-elle.
L'un des chats se leva soudain. La vieille femme entendit du bruit et pivota sur ses talons, mais la silhouette qui s'approchait avançait trop vite. Elle aperçut l'éclat de la lame, puis la sentit au plus profond de son ventre tandis que l'assassin tendait la main derrière son cou décharné pour l'attirer plus près. Grand-mère Croul hurla de douleur et regarda les yeux du meurtrier à travers le masque noir. Elle sut de qui il s'agissait, alors même que la lumière s'éteignait dans ses yeux, plissés par une terrible onde de souffrance. Elle se revit sur la falaise en compagnie de son mari, le naufrageur, l'homme qu'on s'apprêtait à pendre. Une seconde vague de douleur, étourdissante - elle battit des mains. Elle entendait miauler son chat, et, en même temps, il y avait cette insupportable souffrance, la pression qui augmentait dans son ventre. Elle toussa et sentit le goût de son propre sang. Elle n'eut pas le temps de murmurer le Miserere mei avant de sombrer dans les ténèbres. L'assassin la relâcha et retira sa dague. Les chats détalèrent. Le meurtrier prit un gobelet d'huile et décrocha l'épais lumignon de son support - c'était la touche finale pour dissimuler l'acte criminel perpétré dans cette chaumine tombant en ruine à la lisière du bois.
C'est le tocsin qui réveilla Kathryn. Elle avait décidé de se reposer et avait sombré dans un profond sommeil. Le tintement de la cloche était si insistant qu'elle sauta de sa couche et se précipita vers la fenêtre.
Pourquoi avait-on donné l'alarme ? Y avait-il eu un autre empoisonnement ? Elle alla ouvrir l'huis. Les serviteurs du château avaient eux aussi entendu le signal et se rassemblaient devant les portes et les fenêtres en se demandant ce qui était arrivé. Sanglier surgit de la bibliothèque, Delacroix et Cavignac derrière lui comme deux ombres. Après un rapide échange en français, ils s'enquirent auprès d'un valet de ce qui se passait. L'homme fit un geste d'ignorance en secouant la tête.
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