Le Testament Des Templiers
mains calleuses et l’emmena dans ses bras épais jusqu’en haut de l’escalier. Elle se souvenait de l’odeur de ses cheveux gominés et de la courbe de ses longs favoris. Il la jeta sur le lit, lui frappa la hanche du dos de la main assez fort pour lui faire mal, et appela sa femme pour s’en occuper.
C’était en 1899. Elle avait quatre ans.
Elle se rappelait être allée visiter la grotte peu après que les étrangers eurent été tués. Son père y était déjà venu avec d’autres, mais après avoir demandé que l’on poste des guetteurs le long des falaises au cas où un marcheur s’aventurerait jusque-là. Ensuite, on permit aux villageois de la voir au moins une fois.
Son père la prit dans ses bras pour les passages les plus raides de la montée, mais il la tenait plus tendrement cette fois, et lui parla tout le temps que dura le trajet, en évoquant les belles images qu’elle allait découvrir dans le noir.
Elle se souvenait du sifflement de la lampe à kérosène, des animaux colorés gambadant dans l’obscurité et de l’énorme homme-oiseau dont les adultes disaient qu’il allait l’effrayer, mais ce ne fut pas le cas.
Et elle se souvenait de sa mère qui la tenait par sa robe pour l’empêcher de tomber par-dessus l’arête pendant que les hommes édifiaient un mur avec des pierres plates pour dissimuler l’embouchure de la grotte et la refermer pour toujours.
C’était une enfant rebelle. Certaines petites filles se mettaient facilement au diapason de la vie à Ruac et suivaient sans poser de question. Pas Odile. De bonne heure, elle découvrit les livres et les magazines, étant l’un des rares enfants du village à aimer la lecture. Certains ricanaient à propos du Canadien aux cheveux bruns qui s’était aventuré dans Ruac neuf mois avant la naissance d’Odile. N’était-ce pas une sorte de professeur ? Que lui était-il arrivé ? Les hommes répondaient par des grognements à cette question et ramenaient la conversation sur les bons gros cochons de Duval et leur bacon au goût canadien.
Quand elle avait eu dix-huit ans, juste avant son initiation, elle s’était enfuie à Paris, pour vivre, pour être libre. Elle avait le sentiment que, une fois initiée, sa liberté serait aussi fragile qu’un papillon voletant au-dessus des falaises. Son père, Bonnet, et son meilleur ami, Edmond Pelay, le médecin du village, partirent à sa recherche, mais la ville était trop vaste et ils n’avaient aucune piste sérieuse. En plus, l’époque était troublée, et ils durent ravaler leur inquiétude concernant d’éventuels bavardages d’Odile et revenir à Ruac pour affronter l’orage proche.
Personne ne savait exactement où éclaterait l’incendie, mais l’Europe tout entière était sèche comme de l’amadou, avec des alliances fluctuantes, des pays occupés, une colère sourde et une méfiance généralisée. Le 28 juin 1914, Gavrilo Princip, un étudiant serbe de Bosnie, assassina l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche à Sarajevo. Si cet événement-là n’avait pas déclenché la guerre, il y aurait eu autre chose. C’était malheureusement inévitable.
Odile s’était retrouvée mêlée à une foule d’artistes et d’écrivains bohèmes à Montmartre. Et quand les jeunes gens dans son entourage partirent à la guerre, elle emménagea dans le studio crasseux d’un peintre plus âgé, affligé d’une jambe handicapée et d’une sérieuse addiction à la boisson, qui gagnait sa vie tant bien que mal en conduisant un taxi. C’était une période faite de menaces et de dangers. Les Allemands étaient passés à l’offensive, avec Paris en ligne de mire. Et pourtant, pour une jeune campagnarde venue d’un village isolé du Périgord, ce chaos urbain était exaltant, et l’excitation la grisait comme si elle avait bu du vin.
Vers la fin du mois d’août 1914, l’armée française et le corps expéditionnaire britannique avaient été repoussés jusqu’à la Marne, dans les environs de Paris. Les deux principales armées allemandes qui venaient d’envahir la Belgique avançaient vers la capitale.
Le 6 septembre, les Allemands étaient sur le point de bousculer les rangs de la 6 e armée française. L’information parvint aux garnisons de Paris que des renforts étaient attendus sur les rives de la Marne. La 7 e division était prête, mais tous les véhicules destinés au transport militaire avaient été réquisitionnés et
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