Le train de la mort
temps en temps aux créneaux grillagés et clôturés de planches par où filtrait un peu d’air. Il y eut une détente. Quelques-uns agitaient des couvertures pour aérer, les conversations reprirent. Je crois même qu’on chantait.
Wagon Weil.
— Certains deviennent nerveux lxxxix . Je propose le jeu à la mode : un « crochet ».
— Chaque xc geste, chaque besoin élémentaire posait un problème. On s’est efforcé de les résoudre chemin faisant. Il fallait s’entendre, décider ce qui serait obligatoire pour tous. Le bloc des anciens d’Eysses avait pour lui pas mal d’expérience et surtout la force de son unité. C’était un acquis important, souvent un exemple. N’empêche que les conditions ne se prêtaient ni aux échanges de vues ni à la communication de nos histoires respectives. On n’était pas là pour raconter sa vie. Il s’agissait de la sauver. Plus les années passent, plus je me dis que nous devons beaucoup à nos médecins, car ils avaient d’emblée l’autorité voulue et nos groupes d’Eysses les appuyaient. Au milieu du wagon, je revois notre cher toubib, le docteur Fuchs, mon ami Stéphane du préau 2 et de la cellule 23, qui avait été, aux côtés d’Henri Auzias, notre délégué général à la Centrale, le porte-parole des droits et de l’honneur des détenus résistants. Avec lui, notre grand « popol », de l’infirmerie d’Eysses, le docteur Paul Weil, la bonté faite homme. Que nous ont-ils dit tous deux quand s’ébranla le maudit train ? Je ne m’en souviens pas avec précision mais cela signifiait à tout prix « économiser ». Tactique simple, qui se ramenait à ne pas bouger de sa place. Ce fut, en réalité, assez dur !
— Coincé parmi les autres, les membres ankylosés, la respiration haletante, chacun était de plus en plus mal dans sa peau. Bientôt il fallut se dévêtir. J’avais gardé le plus longtemps possible la veste de cuir qui m’était précieuse à beaucoup d’égards ; elle faisait partie de ma tenue « insurrectionnelle », ayant été récupérée avec de bons gros godillots d’infanterie dans le dépôt de la prison, alors que nous nous équipions pendant la bataille du 19 février, dans l’espoir de rejoindre les maquis de Dordogne. Et puis le cuir c’est solide, je me sentais mieux protégé. J’ai tombé la veste à regret, le torse ruisselant de sueur. Corps contre corps, ça n’allait pas tout seul, même entre des hommes qui s’estimaient. J’entends toujours le mot de mon camarade Miguel Portolès, ancien maçon, républicain espagnol, résistant de France. À deux de ses voisins qui avaient été parmi les plus hardis combattants d’Eysses et qui, un moment, s’accrochèrent dans le wagon, énervés jusqu’à la fureur, notre ami espagnol dit : « Vous ne savez pas assez ce que c’est que souffrir…» Miguel le savait, lui, l’exilé qui chantait si bien les flamencos quand la prison se mettait en fête, lui qui eut le courage de nous dire à temps, dans la nuit du 20 février, qu’il fallait renoncer à poursuivre un combat devenu sans issue, dans la Centrale encerclée par les miliciens et les Allemands. Et la souffrance, nous allions apprendre à la connaître !
— Il fut xci toutefois établi, pour les plus touchés, un va-et-vient, leur permettant de passer quelques minutes devant nos lucarnes d’aération, mais ils devaient dépenser de tels efforts pour y parvenir, qu’ils s’épuisaient encore plus vite et que nous dûmes, malgré les protestations des intéressés renoncer à un tel procédé, au bout d’essais pénibles. Ils durent se contenter, ces malheureux, d’un mouchoir mouillé sur le front et des conseils paternels des médecins impuissants ! Un énervement quasi général sembla vouloir s’emparer de nous. La chaleur humide – les parois du wagon ruisselaient – l’air torride et rare que nous respirions brûlaient les poumons, rendirent très explosive notre situation et il fallut que nous, les responsables, bien épaulés par nos camarades, intervenions avec fermeté et rapidité afin que cette situation dangereuse ne dégénère pas en drame collectif et en panique généralisée. Nous dûmes maîtriser les plus énervés et agir avec énergie pour rétablir les rotations normales prévues. Tout le monde se déshabilla. Nous piétinions dans le pain écrasé et les saucissons du départ.
— La vitesse extrêmement réduite de ce convoi ne
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