Le tribunal de l'ombre
vous ?
— Souvenez-vous : lorsque je vous avouais, sur le sceau du secret, le lien de parenté qui m’unissait à Arnaud de la Vigerie.
— Vous n’êtes point son père, messire Foulques ! La baronne l’a reconnu : ce fils diabolique est le fruit des premières noces avec le sire Barthélémy de la Vigerie, notaire royal ou viguier en quelque ville de Bretagne. Je l’ai appris de sa bouche !
— Je viens de l’apprendre. Moi aussi. De la même personne Elle vient de me le cracher à la figure, hier au soir, parce que je refusais de rejoindre sa… sa couche ! Elle a alors agité sous mon nez, comme atteinte d’épilence, les actes qui en témoignent. Je les ai examinés avec soin ; les seings et les sceaux sont authentiques. Arnaud n’est point le fruit adulteire de notre union passée », m’avoua le chevalier. La lassitude, la révolte et une once de soulagement se lisaient dans ses yeux et sur les rides de son front.
Surgit alors de ma mémoire, presque mot pour mot, cette conversation, l’une des plus étonnantes que j’avais eues avec la baronne de Beynac quelques mois plus tôt :
« Reconnaissez-vous ce blason armorié, ma Dame ? » avais-je demandé à la baronne, en lui montrant la bague que René le Passeur avait découverte dans les souterrains après la disparition d’Arnaud.
— Comment se fait-il qu ’ elle soit en votre possession ?
— Veuillez d’abord répondre à ma question. Ne serait-ce point les armes de votre fils Arnaud de la Vigerie ?
— Ainsi, vous saviez…
— Je ne savais point, mais je m’en doutais : le fils adulteire que vous avez eu de votre accouplement charnel avec Foulques de Montfort, n’est-il pas ?
— Oui, ce sont celles de mon fils Arnaud. Arnaud Hénée de la Vigerie. Mais vous vous fourvoyez en croyant que le chevalier de Montfort en est le père illégitime.
— Expliquez-vous, je vous prie.
— Arnaud, qu’il soit maudit, est le fruit de ma première union avec Barthélémy Hénée de la Vigerie, mon premier mari, rappelé à Dieu peu après la naissance d’Arnaud. Tout comme votre père, messire Brachet. Il fut nourri par Jeanne, la lingère qui appartient à présent à mon époux et loge en le château de Beynac.
— Jeanne ?
— Oui, Jeanne la lingère. Elle l’a nourri de son lait. Comme vous le fûtes vous-même, au décès de votre mère, morte en couches après vous avoir mis au monde. »
Arnaud de la Vigerie ? Arnaud, mon frère de lait ? J’avais accusé le coup. Sans trahir le secret que m’avait confié le chevalier Foulques de Montfort après sa victoire dans l’ordalie qui l’avait opposé au chevalier Geoffroy de Sidon, le champion du roi Hugues de Lusignan, j’avais insinué :
« Foulques de Montfort se comporte vis-à-vis d’Arnaud comme si ce dernier était son fils. Pourquoi ?
— Ce bon Foulques a toujours cru qu’il était son père. J’ai eu la faiblesse de ne pas le détromper, je l’avoue. Afin qu’il veille sur son éducation et le forme à l’ordre de chevalerie, avec la complicité du baron, au demeurant. Un échec lamentable !
Je détiens tous les actes qui en attestent. Vous pouvez les consulter, si vous ne me croyez. Ou interroger mon époux.
— Admettons, mais nieriez-vous avoir forniqué avec le chevalier de Montfort ? N’oubliez point : je suis votre confesseur céans.
— Au décès de mon mari Barthélémy Hénée, j’eus très vite deux chevaliers servants : le chevalier Foulques de Montfort et le baron Fulbert Pons de Beynac. Je fis, làs, le mauvais choix et ne tardai pas à m’en rendre compte. Trop tard. Avant d’épouser le baron, j’ai eu, il est vrai, une relation charnelle et passionnée avec Foulques de Montfort. Il ignorait l’existence d’Arnaud, que j’avais mis au monde six mois plus tôt. Il était d’une droiture exceptionnelle, l’air fendant, valeureux et courtois. Mais il était alors aussi pauvre que le sont les chevaliers bacheliers. Or donc, je choisis le parti du baron de Beynac, très bien fieffé, ignorant alors qu’il convoitait plus ma dot qu’il ne se mariait par amour pour moi. »
Pour la seconde fois de ma vie, je pris cet homme immutable en pitié. La première fois fut lorsqu’il remonta en grande désespérance à bord de la nef qui avait fait escale dans le port de Tyr : la famille Al-Hâkim, qui tenait comptoir de change et de courtage en ce port, avait disparu depuis des lustres
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