Le tribunal de l'ombre
la perdis très vite de vue.
Nous nous retrouvâmes tous dans une taverne, vers midi, pour dîner. Marguerite avait un bissac rempli de sportelles de bronze, d ’ étain, d ’ argent et d ’ or qu ’ elle avait l ’ intention d ’ offrir à sa mère, à nos enfants et à nos compains de route.
Marguerite était agenouillée dans la petite chapelle miraculeuse. Les murs étaient couverts d ’ ex-voto, sur lesquels étaient aussi accrochés de petits bateaux déposés par des marins reconnaissants d ’ avoir été sauvés d ’ une tempête ou d ’ un naufrage.
Une émouvante statue de la Vierge dominait l ’ autel. Elle était revêtue de plaques d ’ argent et l ’ on pouvait la penser noire, tant elle était encalminée par les fumigations qu ’ exhalaient, jour et nuit, les innombrables cierges qui l ’ entouraient.
Après avoir consulté le Livre des miracles, je fis une longue prière ; non, courte mais sincère, et abandonnai ma dévote épouse à sa piété pour me glisser dans la sacristie à la recherche du saint homme, pour qu ’ il me remette les précieuses fioles que je lui avais confiées quatre ans et trois mois plus tôt. Dès mon retour de l’ île de Chypre.
Des fioles promises à monseigneur de Salignac pour qu ’ il me ré vèle enfin le nom de la forteresse qui abritait Arnaud de la Vigerie en ce duché de Bretagne et le nom sous lequel il se fai sa it connaître. Et bien sûr, pour arracher des crocs de ce loup ma t e ndre Isabeau de Guirande.
J ’ avais l ’ intention de ne remettre que l ’ une des deux fioles à l’ évêque de Sarlat, sous un prétexte suffisamment plausible pour qu’ il ne se doute pas que j ’ avais conservé l ’ autre. Depuis l ’ automne der nier, j ’ avais eu le temps de préparer une explication sans faille.
J ’ ignorais qu ’ elle ne me serait d ’ aucune utilité, car il s ’ avéra qu’u ne main criminelle en avait dramatiquement décidé autrement.
Je n ’ avais pas averti le saint homme de ma venue. Il n ’ était pas dans la sacristie de la chapelle miraculeuse. Je me souvenais de l ’ endroit où il m ’ avait dit qu ’ il cacherait ces précieuses reliques, mais je répugnai à m ’ en saisir sans l ’ en informer, de crainte q u ’ il ne pensât qu ’ elles avaient été dérobées.
Or donc, je partis à sa recherche dans les rues de la cité sainte, int errogeai les clercs que je croisai sur mon chemin. Le vieux che valier avait disparu. Ils me déclarèrent qu ’ il ne devait pas se trouver bien loin, certainement dans la sacristie de l ’ une des nom breu ses chapelles ou églises de la cité. En réalité, il était fort pos sible que je l ’ eusse croisé sans le voir, dissimulé à mes yeux dans la f oule des pèlerins vêtus de bure comme lui et moi.
En désespoir de cause, lorsque sonna none, je retournai dans la sacristie de la chapelle de la Vierge. Marguerite était toujours en prières, à dix pas de l ’ autel.
Je rouillai la mécanique secrète qui donnait accès à un petit tiroir caché dans le tabernacle. Elle me résista. L ’ humidité ?
Plus de cinq ans déjà ! Cette fois, fourbu comme je l ’ étais après avoir sillonné les rues et parcouru des lieues et des lieues avec des côtes fêlées et une entorse au pied, mes sangs s’échauffèrent. Pourtant, je n’avais point l’humeur bileuse. Plutôt chaude, mais point bileuse à en accroire ma jeune et belle lingère préférée. Ma douce mie. Après Échive de Lusignan, me surpris-je à penser. Avant ou après ?
J’avais connu Marguerite lors d’un souper en la librairie du château de Beynac, alors que ma vie se jouait à pile ou croix. J’avais eu le temps de glisser le doigt jusqu’aux pistils de sa fleur et m’apprêtais à la déflorer de maladroite façon si des bruits incongrus ne l’avaient alertée. Elle avait rapidement rabattu les plis de sa robe et renoué ce qui restait des lacets d’un corsage que j’avais tranchés au cotel {45} .
Et j’avais dû attendre deux ans pour connaître les délicieuses jouissances du plaisir charnel, à l’heure du banvin, dans une anfractuosité de la baie de Kyrenia, en l’île d’Aphrodite {46} .
La mécanique secrète me résistait toujours. Je plongeai la main dans ma poche, saisis le petit cotel qui me permettait de trancher le pain et la viande, en glissai la pointe dans la fente, l’enfonçai et essayai d’en forcer l’ouverture. À la
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