Le Troisième Reich, T1
ils
constituaient un élément réel de la communauté. Quant aux propriétaires
fonciers, quels que fussent leurs défauts, ils profitèrent de leurs loisirs
pour acquérir et développer une culture qui, entre autres choses, leur valut
une qualité de vie manifestée par le raffinement des manières, des idées et des
arts.
Le junker prussien n'était pas un homme adonné aux loisirs. Il
travaillait durement à la conduite de son vaste domaine, assez à la façon d'un
directeur d'usine actuel. Ses serfs étaient traités en esclaves, et il
jouissait d'une autorité absolue. La Prusse manquait de grandes villes et de
cette classe moyenne qui existait dans l'ouest et dont l'influence
civilisatrice aurait pu le polir et même le contrecarrer. Contrastant avec le
grand seigneur [33] de l'Occident, le junker fut un type humain rude, autoritaire et arrogant, sans
culture, agressif, dur, orgueilleux, borné, animé d'une avidité empreinte de
mesquinerie, dont certains historiens allemands ont constaté des traits dans la
vie privée de Otto von Bismarck, qui fut le plus accompli des junkers et celui
qui réussit le mieux.
Ce génie politique, ce protagoniste « du sang et du fer »,
mit fin, entre 1866 et 1871, à l'état de division dans lequel l'Allemagne
vivait depuis près de mille ans et lui substitua par la force la Grande Prusse,
ou ce qu'on pourrait appeler l'Allemagne prussienne. Sa création véritablement
sans pareille fut l'Allemagne que nous avons connue jadis, enfant difficile de
l'Europe pendant près d'un siècle. Dans cette nation au peuple vigoureux et
doué, cet homme remarquable, puis l'empereur Guillaume II et finalement Hitler
aidés par une caste militaire et par de nombreux intellectuels d'esprit
singulier, réussirent à introduire le goût du pouvoir et de la domination, la
passion effrénée du militarisme, le mépris de la démocratie et de la liberté
individuelle, le désir de l'autorité pour l'autorité elle-même. Sous
l'influence de ces aspirations, le pays se haussa à des sommets, tomba et se
releva, pour se retrouver détruit et ruiné avec la fin d'Hitler au printemps
1945, apparemment du moins, car il est peut-être trop tôt encore pour se
prononcer catégoriquement à ce sujet.
« La grande question actuelle, déclara Bismarck quand il devint
premier ministre de Prusse en 1862, ne sera pas réglée par des résolutions ni
par des votes — ce qui fut l'erreur commise par les hommes de 1848 et de 1849,
— mais par le sang et par le fer. » Et c'est exactement ainsi qu'il entreprit
de le faire; il faut toutefois reconnaître qu'il y mit aussi un grain de
finesse diplomatique, souvent du genre le plus perfide. Il visait à anéantir le
libéralisme, à augmenter la force du conservatisme (c'est-à-dire celle des
junkers, de l'armée et de la couronne) et à faire de la Prusse, par opposition
à l'Autriche, la puissance prépondérante, non seulement en Allemagne, mais
encore en Europe si possible. « L'Allemagne, dit-il aux députés du parlement
prussien, ne s'attache pas au libéralisme de la Prusse, mais à sa force. »
Bismarck commença par refaire une armée; quand la Chambre lui
refusa les fonds nécessaires, il se les procura autrement, procéda à sa
dissolution et livra trois guerres successives; la première, contre le
Danemark, lui valut en 1864 le Schleswig-Holstein ; la deuxième, contre
l'Autriche (1866), eut des conséquences très importantes; l'Autriche, qui était
depuis des siècles le premier des États allemands, perdit jusqu'à sa place
parmi eux, c'est-à-dire qu'elle n'eut pas le droit d'entrer dans la
Confédération Nord-Germanique, que Bismarck se mit alors en devoir d'instaurer.
« En 1866, l'Allemagne cessa d'exister », a écrit l'éminent
auteur politique Wilhelm Rœpke. La Prusse annexa complètement tous les États
allemands (sauf la Saxe) situés au nord du Main qui avaient combattu contre
elle; c'était le Hanovre, le Hesse, le Nassau, Francfort et les duchés de
l'Elbe. Tous les autres États situés au nord du Main furent contraints d'entrer
dans la Confédération, totalement dominée par la Prusse. Celle-ci s'étendait
maintenant du Rhin à Kœnigsberg. En cinq ans et à la suite de la défaite de la
France de Napoléon III, les États de l'Allemagne du Sud, le grand royaume de
Bavière en tête, allaient faire parti de l'Allemagne prussienne (23).
La réalisation qui couronna l'œuvre bismarckienne, c'est-à dire
la création du
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