Le Voleur de vent
dix ans…
Point par vengeance, au reste, mais en raison que, si l’Espagne veut survivre, elle
doit toujours avoir le dernier mot.
Il hocha la tête, satisfait de ses résolutions,
et poursuivit :
— La Flotte du Nord n’a point été
détruite par l’amiral de Nissac mais les coques de nos vaisseaux furent brisées
par le resserrement des glaces. Le Fort du Feu n’a point été détruit par l’amiral
de Nissac mais par la maladresse d’un de nos canonniers en la salle des poudres.
Quant à ces deux vaisseaux coulés et ceux qui furent endommagés, la faute n’en
est pas à l’amiral de Nissac mais à flotte barbaresque trois fois plus
nombreuse. Qu’il soit ainsi écrit dans les chroniques. Toute autre version
colportée en les tavernes, ports, bordels et tout autre lieu par nos marins
sera punie de mort. J’ai dit !
83
En le port de Toulon, le roi Henri quatrième, entouré
de gentilshommes dont le gouverneur de Provence, attendait au milieu d’une
foule joyeuse. D’après officiers de rapides petites embarcations côtières
parties en reconnaissance, arrivée du Dragon Vert était imminente.
Il se présenta en effet aux environs de midi, sa
haute silhouette grossissant d’instant en instant. En la foule, où attendaient
femmes et enfants de marins, on n’aurait manqué pour rien au monde Le Dragon
Vert s’en revenant de parfois très longues missions de reconnaissance et de
destruction. Ses formes superbes, sa puissance et sa grâce, il était le joyau
de la marine de guerre française, l’orgueil du port de Toulon et, lorsqu’il se
trouvait amarré, qu’on fût charbonnier, perruquier, crocheteur ou porteur d’eau,
dame d’honnête vie ou putain des « maisons de fillettes » comme on
disait parfois en ce temps pour qualifier bordels, toutes et tous aimaient
lever les yeux sur le grand navire qui semblait animal familier – mais toujours
prêt à bondir – tirant paresseusement sur les câbles qui le retenaient captif.
Parfois, on emmenait parents en visite à
Toulon voir Le Dragon Vert telle la grande curiosité du lieu. L’amiral
de Nissac autorisait qu’on montât sur le pont et nombre de visiteurs et
visiteuses ne manquaient pas de poser question sur les cercles blancs peints
sur le beaupré, mât incliné qui surplombe l’étrave. On en comptait cent onze et,
apprenant que chacun de ces petits cercles représentait une victoire, c’est-à-dire
un navire coulé, le vertige vous prenait alors.
Pourtant, ce jour-là, tous ceux qui se
trouvaient sur le port sentirent que le retour du Dragon Vert, pour
victorieux qu’il fût, ne ressemblait point aux autres.
Et les plus vieux marins au cœur pourtant
endurci, les soldats familiers de la mort, le roi lui-même, tous ressentirent
grand peine en voyant l’état du vaillant Dragon Vert.
Les voiles se trouvaient criblées par la
mitraille, certains trous n’ayant point encore été recousus. Le mât de
contre-artimon, à l’arrière du navire, était brisé à hauteur d’homme. Des étais
se trouvaient sectionnés, la civadière en lambeaux, des haubans, rabans et
enfléchures en piètre état, la coque elle-même endommagée par des boulets… Et
plus on regardait, découvrant nouvelles avaries, plus on devinait la violence
de la bataille.
Enfin, à côté des couleurs royales en le grand
mât, flottait très longue bannière noire de deuil à trente et un rubans de soie
noire qui représentaient le nombre d’officiers, soldats et marins tués depuis
le début de la mission en les glaces du Texel.
La foule, soudain anxieuse, chercha l’homme
que toute la ville adulait et on le vit sur la dunette, visage fermé, ses yeux
gris semblant refléter grande indifférence pour mieux dissimuler ses sentiments.
L’amiral de Nissac, auprès duquel se tenait la
comtesse Isabelle, regardait le roi.
Celui-ci en fut gêné. Et d’autant plus qu’il
ne se trouvait personne au monde auquel le monarque eût pu expliquer que cette
longue mission considérée comme impossible avait jadis pour but la mort de
Nissac et trouvait son origine en le malentendu de Fontaine-Française.
Mais le roi n’aurait pu être roi s’il s’était
enfermé en la mélancolie, aussi ne voulut-il considérer que le bon aspect, des
choses car, quels que soient deuils et chagrins, Nissac, qui représentait son
roi et son pays, avait triomphé de tout et de tous d’éblouissante manière.
L’Espagne avait été gravement humiliée. Certes,
elle
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