L'Église de Satan
j’avais croisé le
regard de Dieu lui-même – ou du Diable ! Ce soir-là – c’était avant-hier –
je m’étais décidé à demander à l’archiviste d’emporter avec moi quelques
rouleaux de parchemin. Il va sans dire que d’ordinaire, ce genre d’“emprunt”
est impossible, à moins de passer par les procédures ad hoc, qu’encadrent
de multiples cachets, tampons et autres autorisations administratives. L’archiviste
me connaît suffisamment, aujourd’hui, pour n’avoir pas hésité une seconde. Tu
connais mon petit appartement de la rue de Turenne : eh bien, j’étais dans
mon salon, à mon bureau, les rotulus déployés sur mon sous-main. Derrière
moi, la fenêtre était ouverte, non loin de cette reproduction du fameux tableau
de Courbet, L’Origine du Monde, dont tu as toujours trouvé la place
incongrue. Il devait être près d’une heure du matin. Épuisé, je venais d’ôter
mes lunettes ; je me frottais les yeux lorsque soudain, comme par un fait
exprès, je me suis retrouvé dans le noir – les plombs venaient de sauter. J’ai
tressailli, pris d’une soudaine appréhension, avant de m’apercevoir de ce qui
se passait. Je me suis alors faufilé à la cuisine pour y chercher une bougie, puis
jusqu’au disjoncteur, derrière la porte de ce débarras où je range mes manteaux
et mes costumes. Rien à faire : il m’apparut assez vite que cette panne
momentanée concernait tout le quartier. Je pensais que le courant serait
rétabli d’ici quelques minutes. Pestant et soufflant, je suis revenu m’asseoir
à mon bureau, la bougie à la main.
J’ai fait alors une erreur qui aurait pu me
coûter cher. J’ai posé la bougie en fragile équilibre sur le sous-main. Au
moment où je m’asseyais, elle tomba : je vis la flamme s’approcher des
rouleaux et l’un d’eux faillit prendre feu instantanément. Une pensée idiote a
alors traversé mon esprit, je m’en souviens très nettement. J’ai pensé aux
ordalies d’autrefois, ces Jugements de Dieu par lesquels l’Église demandait au
Seigneur d’attester de la vraie foi et de la vérité. On plaçait la main du
prétendu menteur sur des braises ardentes, ou bien le texte hérétique qu’il
avait écrit. Si sa main, ou le texte, brûlait, il n’en fallait pas plus pour qu’il
soit convaincu de duplicité au regard du Tout-Puissant…
J’ai redressé la bougie au moment où le
parchemin allait prendre feu. De la cire a coulé. Saisi d’une bouffée d’adrénaline,
j’ai mis quelques secondes à reprendre ma respiration, à la fois soulagé et
encore furieux de la bêtise irréparable que j’avais failli commettre. Mon front
était en sueur, je l’épongeai d’un mouchoir. Puis je me suis penché de nouveau
sur le parchemin que je venais de sauver in extremis. Et là…
Je ne m’en suis pas rendu compte immédiatement.
Il m’a fallu plisser les yeux et me pencher sur lui avec attention.
Ans que la guerra parca ni sia afinea,
I aura mot colp fait et mota asta brizea,
E mot gomfano fresc n’estara per la prea…
« Mais avant que
la guerre ne s’apaise et n’ait pris fin,
Il y aura beaucoup de coups donnés et de lances brisées,
Maint gonfalon neuf jonchera la prairie… »
C’était le texte que j’avais sous les
yeux… Mais il était comme barré d’une ligne que, jusqu’alors, je n’avais pas remarquée.
À y bien regarder, d’ailleurs, ce n’était pas une ligne, mais plusieurs, qui s’entrecroisaient,
qui semblaient… dessiner quelque chose. Je poussai une exclamation de
stupeur, reculant sur mon siège. Mes pensées se bousculaient soudain dans mon esprit.
Ces lignes n’étaient pas ici quelques secondes plus tôt, j’en étais absolument
certain. Je contemplai encore le parchemin durant un instant, cherchant à
comprendre.
Puis mes yeux se posèrent de nouveau sur la
bougie.
L’ordalie… Le jugement de Dieu…
Elle était là, droite, élancée, sa flamme
dansant dans le courant d’air venu de la fenêtre, quelques gouttes de cire
glissant jusque sur mon sous-main.
Lentement, je la pris. Mes mains tremblaient, Philippe,
comme si je m’étais trouvé tout à coup devant le Buisson Ardent. Puis j’approchai
de nouveau la flamme du parchemin.
Alors le miracle se produisit.
Ce ne fut d’abord qu’une simple estompe, comme
une succession d’ombres courant soudain sous les vers du poème que j’avais sous
les yeux. Je continuai, les ombres s’étendirent ; leurs contours
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