L'Église de Satan
vérifier qu’il était bien
mort. Il rajusta son casque luisant sous la pluie battante ; au pied du
rocher, le sol sablonneux n’était plus que tourbe. Le vent hurlait aux oreilles
du soldat. Il releva la tête un instant ; les éclairs et le tonnerre
avaient cessé, mais les nuages noirs obscurcissaient toujours l’horizon. Il avait
peine à croire ce qu’il venait de voir. Il se tourna de nouveau vers le cadavre,
puis vers le décurion Cassius, qui se trouvait non loin.
— Allons, dit-il dans un rire féroce, passe-moi
le fer !
Cassius le regarda un instant, interloqué ;
puis il lui passa l’instrument, qui rougeoyait dans le soir. L’embout du fer
dessinait le corps d’un animal – un chien.
Le légionnaire rit encore, puis, saisissant
le fer, il l’appliqua sur le front du mort.
La marque rouge pénétra profondément la
chair en fumant, dégageant des odeurs de viande grillée. Autour d’eux, la
tempête revenait.
— Tiens ! s’écria le légionnaire,
heureux de sa trouvaille. Tiens, brigand, c’est ainsi que je procède avec les
gens de ton espèce. Meurs comme ce que tu es… un chien !
D’autres soldats s’amusaient autour de lui.
Ils s’efforçaient de se rassurer après ce qu’ils avaient vu. L’un d’eux s’approcha
et, se moquant toujours, jeta un écriteau dans l’endroit où l’on allait rouler
le cadavre.
— Voilà qui te tiendra compagnie !
L’écriteau tomba dans un bruit et sembla
avalé par la terre. L’autre soldat retira le fer du cadavre. Puis il passa la
main sur ses lèvres et, dans un crachat, il poussa le voleur.
Celui-ci tomba dans la fosse qu’on lui
avait préparée.
Escartille se réveilla.
Il lui fallut quelques secondes pour retrouver
ses esprits.
Mon Dieu, quel rêve étrange !
La tête encore tout obscurcie de ces pensées, il
se redressa et s’assit.
Toutes ces visions de persécution l’avaient
atteint. Elles le portaient aux cauchemars les plus insolites. Il s’étira, se
passa les mains sur le visage.
Plus de trente ans s’étaient écoulés
depuis le début de la guerre.
Escartille était assis sur un rondin de bois, devant
l’endroit qu’il avait choisi pour passer la nuit. Il avait changé. Ses années
de pèlerinage incessant, de fuites et de secrètes batailles l’avaient
transformé. Des rides couraient à présent sur son front. Le teint pâle, les
joues creuses, il avait pourtant récolté au fil de ces années un double menton
et un ventre rebondi. Mais voilà qui n’était pas le prix de bombances répétées ;
il n’avait connu que des disettes et des privations. Ses bras n’étaient plus
que des bâtons noueux et secs, comme celui qu’il n’avait pas cessé de planter
devant ses pas, sur les routes d’Occitanie, puis dans ce refuge pyrénéen où il
s’était terré quelques années. Sa physionomie curieuse s’était modelée au fur
et à mesure de ses pérégrinations ininterrompues. Un parfait errant, voilà ce
qu’il était devenu. Il avait arpenté tous les sentiers de ce pays, s’efforçant
de répandre une Parole qui s’était révélée à lui. Il avait longtemps réfléchi à
la profondeur et à la réalité de sa vocation. Assurément, elle était née de la
disparition de Louve, de l’idée qu’il ne pourrait jamais plus chérir aucune
autre femme. Était-ce par volonté de vengeance qu’il s’était engagé sur un
chemin aussi difficile ? Pas vraiment. Il s’était trouvé acculé, contraint
de choisir pour continuer à subsister. Sans doute sa religion était-elle née de
cette soif de vivre qu’il n’avait cessé d’éprouver, alors que, dans le même
temps, toutes ses raisons de l’épancher lui avaient été soustraites. De cette
contradiction, il avait fait un moteur, une passion zélée, intarissable, échafaudée
sur les cendres de sa vie passée. À partir de ces fondations détruites, il s’était
bâti une nouvelle destinée, qui lui permettait de sublimer sa douleur et de
retrouver une joie nouvelle, plus haute, plus belle aussi, jaillie des affres
de ses anciennes souffrances. Jamais pourtant, il n’avait abandonné les
rouleaux de son Livre de Vie, même s’il avait cessé d’écrire durant
toutes ces années. Il les conservait dans sa besace, à côté de son rebec et de
son vieux bonnet.
Et il se retrouvait là, dans son ample robe
noire, assis sur ce tronc de bois.
Il n’avait pas oublié les fleurs. Il n’avait
pas oublié Puivert, ni ces jeunes
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