L'Église de Satan
cette lumière finissante, ange
et sorcière, appât de tous les séraphins et de tous les démons. Environnée de
ballets de lucioles, elle continuait sa prédication, forte de sa singulière
beauté, se tournant tantôt vers les uns, tantôt vers les autres ; on l’écoutait
dans un silence recueilli, on admirait cette femme qui se fondait peu à peu
dans l’obscurité. Lorsqu’elle fut tout à fait rattrapée par les ténèbres, des
flambeaux s’allumèrent un à un autour de la clairière. Ses yeux ardents, piquetés
d’or, semblaient balayer l’espace, pour mieux transpercer le rideau noir qui
tombait sur ce nouveau théâtre d’ombres. À ses hanches, pendu à un cordon qui
lui faisait office de ceinture, elle portait un étui de cuir dans lequel elle
avait rangé sa bible, ainsi qu’une petite marmite personnelle qui accompagnait
tous ses déplacements. Qui pouvait reconnaître en ces victimes les châtelaines
insolentes et légères du temps des cours d’amour occitanes ? Combien étaient-elles,
ces parfaites itinérantes, ces veuves qui avaient jadis rejoint les couvents
cathares pour y trouver la paix et la dignité que le monde leur refusait, ces
fausses nonnes capables de tout pour secouer le joug de leurs seigneurs et
maris ? Combien étaient-elles aujourd’hui, prêtes à marcher sur le bûcher
plutôt que de devenir relapses, et de porter ces croix brodées, infamantes, dont
l’Inquisition accoutrait celles et ceux qui avaient abjuré leur foi ? Dès
le début de la persécution, la plupart des Bons Hommes et des Bonnes Femmes s’étaient
résolus à quitter leur austère accoutrement pour se vêtir comme tout le monde. Tandis
que les hommes se rasaient et coupaient leurs cheveux, abandonnant leur toque
ou leur bonnet au profit d’amples manteaux à capuchon, Aude avait elle aussi
délaissé provisoirement son vêtement hérétique, le temps de gagner l’abri de la
forêt. Mais dès qu’elle s’était installée dans ce refuge, elle s’était ceinte, de
nouveau, de ce fil de lin symbolisant son allégeance à la religion cathare ;
sous l’aisselle, à même la peau, courait ce fil blanc, que l’on pouvait
trancher si promptement, pareil à celui que l’oiseleur glisse sous l’aile des
colombes. Elle avait revêtu sa robe noire pour poursuivre son office, et s’en
irait bientôt retrouver d’autres groupes de parfaits et de parfaites, retranchés
au cœur des forêts d’Avellanet, de Bosc-Blanc ou de Salabose. Les hérétiques d’Occitanie
ne pouvaient vivre désormais que de la charité des croyants. Dans l’ombre, la
contre-Église échafaudait patiemment un vaste système de liaisons, pour
recevoir ces dons que la communauté lui faisait parvenir. Aude, qui craignait
de devoir fuir à chaque instant, confiait toutes les richesses qui lui
parvenaient à quelques personnes sûres, chargées de les dissimuler dans des
cachettes connues d’elles seules et susceptibles, en cas d’urgence, d’être
mobilisées à tout moment. Ce soir-là, tout autour d’elle, des vivres étaient
entassés, nourriture, vêtements, armes, coffres d’or et d’argent. Des cabanes
faites de maigres branchages avaient servi de refuge à la parfaite et sa
suivante, sa socià. Il y en avait deux ou trois dans la clairière, et
autant juchées sur les arbres. Dans les cimes, quelques guetteurs surveillaient
les alentours. Mais ils ne s’étaient pas aperçus de l’arrivée d’Héloïse.
— Ne bouge pas, dit Escartille à son
fils, en mettant une main sur son épaule.
Ce fut à cet instant qu’Héloïse se décida
à signaler sa présence.
Elle se leva, franchit les buissons devant
elle et avança.
Héloïse sortait de l’ombre.
On se retourna dans un sursaut d’angoisse, craignant
d’avoir été découvert. Il y eut alors, parmi les rangs de la secrète assemblée,
un moment de stupeur. Héloïse marchait, écartant doucement le voile qui
entourait son visage, ses épaules, glissant au milieu des cathares dans sa robe
blanche. Elle se frayait un chemin parmi les rangs des hérétiques ; tous
les regards convergeaient vers elle. La jeune fille avançait, ses pas mouraient
l’un après l’autre sur le tapis de feuilles jonchant la clairière. On n’osait
pas la toucher, on admirait même la soudaine beauté de cette apparition. Sa
grâce et l’émotion singulière que l’on pouvait lire dans ses yeux suffisaient à
imposer la retenue des clandestins.
Puis, certains crièrent,
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