L'Église de Satan
lui indiquer de quelle façon se rapprocher de la communauté clandestine, sans
toutefois la mettre en péril. Le paradoxe – mais Escartille était devenu
coutumier de ces situations – voulait que Toulouse fût précisément l’endroit
qui focalisait l’attention de l’Inquisition. Plus que jamais, la ville était
déchirée ; et plus que jamais, il lui faudrait arriver et repartir incognito. Les récents événements le confortaient dans l’idée de cette
première destination ; mais une nuance de taille s’y ajoutait : la détermination
d’Héloïse, prête à retrouver sa sœur coûte que coûte. Rien ne suffisait à lui
faire entendre raison. Il était désormais hors de question qu’elle rebrousse
chemin vers le logis parental. Escartille, sans le dire, était d’ores et déjà
convaincu de l’issue tragique qui risquait de résulter de cette situation. Au
plus profond de lui-même, il sentait que, suivant sa propre voie, Héloïse
cheminait vers les mêmes révélations, le même apprentissage, la même maturité
que la sienne, conquise dans la douleur. Et il savait qu’il était inutile de
vouloir entraver cette impérieuse nécessité.
Oui, ils se jetaient dans la gueule du lion.
Avant d’arriver à Toulouse, Escartille avait
été contraint de changer de vêtements. Sa robe noire était trop voyante et on l’aurait
arrêté immédiatement. C’était avec une émotion singulière qu’il s’était procuré
de nouveaux habits, semblables à ceux qu’il portait dans sa jeunesse, et qu’il
avait exhumé son galurin d’autrefois, dans lequel il avait piqué une nouvelle
plume d’oie. Puis il s’était passé son rebec autour de l’épaule, et ils étaient
entrés en ville, sous l’œil méfiant de la population autant que des autorités
ecclésiastiques. Toulouse était encore à demi campagnarde. On y passait des murailles,
on y voyait des échoppes ouvertes sur des places caquetantes, des préaux
dégorgeant leur foin et leurs paillasses humides. Par endroits, la ville était
ouverte sur les champs, il n’y avait que quelques pas à faire pour se retrouver
hors les murs, sans même s’en rendre compte. Les tours de certains hôtels
bourgeois étaient démolies, d’autres avaient été reconstruites. La richesse et
la pauvreté s’y côtoyaient chaque jour. Le bourg était devenu plus cathare que
le cœur de la cité. Depuis la mort de Raymond VI, la ville avait changé. La
population s’était en partie renouvelée mais la hargne demeurait. De temps en
temps, on voyait passer l’un de ces hommes à la poitrine recouverte d’une croix
blanche : les membres de la Confrérie Blanche, autrefois créée par Foulque
de Marseille, inlassables prédateurs des hérétiques, des juifs et des banquiers.
Une Confrérie Noire, société secrète rivale, s’était constituée pour lui faire
face. D’un quartier à l’autre, les rixes se succédaient régulièrement. Le comte,
le consulat et la haute bourgeoisie faisaient ce qu’ils pouvaient pour mettre
des bâtons dans les roues de l’Inquisition. Ils organisaient des fuites et des
sauvetages, ergotaient sur toutes les décisions cléricales, chassaient parfois
certains de leurs adversaires. De violentes disputes éclataient, tantôt au coin
d’une rue, tantôt auprès d’un jardin, sur une place. On raillait les
théologiens parisiens, chargés de remodeler les âmes : leur occitan
approximatif suffisait à les discréditer. Les prêches des dominicains étaient
fréquemment interrompus. Lorsqu’ils allaient porter leurs citations dans les
familles appelées à comparaître, ils recevaient des bordées d’injures. Le
prieur brandissait la croix et le reliquaire. Quelques années plus tôt, les
consuls s’étaient même rendus en personne au couvent dominicain avec des
sergents d’armes et une foule de bourgeois ; ils avaient jeté les
religieux dans la rue, et ceux-ci avaient quitté la ville en chantant des Te
Deum et des Salve Regina. Mais en retour, les inquisiteurs citaient
à comparaître des notables de la cité. Les victoires n’étaient jamais que
provisoires ; elles changeaient de camp sans cesse, comme une girouette
ivre. Ici, des cathares repentis, vaincus, apprêtaient leurs armes pour un
prochain départ en Terre Sainte. On les voyait auprès des auberges, harnachant
leurs chevaux. Là, des pèlerins, qui eux étaient affublés de croix jaunes, sillonnaient
les rues pour faire pénitence à Saint-Sernin.
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