L'Église de Satan
Les deux mouvements se
rencontraient, s’affrontaient, se mêlaient, composant ce flux et ce reflux
jamais achevé de succès et de défaites.
Le procès d’Aude serait public ; d’ordinaire,
pourtant, lorsqu’ils rendaient ainsi justice au nom de leur Église, les
inquisiteurs procédaient aux auditions de témoins à huis clos. Cette grande
invention, qui leur permettait d’user de tous les procédés et de jouer de tous
les ressorts du cynisme pour recueillir les informations dont ils avaient
besoin, avait accentué le climat de terreur et de suspicion qui pesait sur l’Occitanie.
En vérité, une machine bureaucratique sans précédent s’était mise en route. Le
traité de Meaux avait engagé le comte de Toulouse à combattre lui aussi les
hérétiques déclarés en les faisant traquer par ses bayles sur ses propres
terres. Les commissions inquisitoriales avaient d’abord été confiées aux
évêques. À tout moment, les représentants de l’Église pouvaient visiter les
maisons et dépendances des habitants, descendre dans les caves, explorer les
greniers, organiser des battues pour déloger les suspects de leurs terriers. Puis,
dès 1232, le nouveau pape, Grégoire IX, avait chargé les ordres
dominicains, désormais affranchis de toute autorité épiscopale, de prendre en
main les instructions. Leur droit de regard était absolu ; on payait les
ouvriers, les sergents, les délégués du bourg pour assister sur ordre les
inquisiteurs ; évêques, recteurs, clercs, magistrats, bayles, viguiers, soldats
et officiers civils, agents spéciaux devaient leur faciliter la tâche ou les
accompagner dans leurs opérations de police. Des exploratores, espions et
maîtres-chiens, battaient la campagne, provoquaient les délations, encourageaient
les trahisons à force de chantage et de ruses. Certains, jouant de la situation,
pouvaient en tirer un profit considérable. Dans le même temps, l’ensemble des
biens, mobiliers et immobiliers, maisons, terres, commerces tenus par les
hérétiques tombaient dans l’escarcelle de l’Église. Aucun des développements
théologiques de la contre-religion, même construits par la force des
circonstances, n’échappait aux tribunaux de l’Inquisition. Avec les
persécutions, les hérétiques avaient instauré le pacte de convenenza, par
lequel les croyants convenaient avec l’Église cathare qu’ils seraient consolés
à l’heure de leur mort, même s’ils n’avaient plus toute leur conscience, et s’il
leur était impossible de proférer le Pater à haute voix. Ce pacte de convenenza était devenu un repère décisif dans l’exécution des procédures
inquisitoriales. Les questions pleuvaient sur les suspects et la tyrannie était
sans limites. Reconnaissez-vous ces hommes ? En quoi consistait leur
prédication ? Les avez-vous adorés, avez-vous béni le pain, de quelle
manière ? Avez-vous eu avec les hérétiques des relations familières ?
Quand ? Comment ? Qui vous a mis en relation avec les membres de la
secte ? Combien de temps sont-ils restés sous votre toit ?
À peine Escartille, Héloïse et Aimery
étaient-ils entrés dans la ville qu’ils eurent vent de ce nouveau procès qui s’annonçait
– un parmi tant d’autres et pourtant, l’un de ceux qui avaient valeur de
symbole. Ils confièrent le faucon et leurs chevaux à un marchand qui accepta de
les garder sous son préau, moyennant quelques sous qu’ils possédaient encore. Puis
ils ne tardèrent pas à se renseigner, avec toute la discrétion nécessaire. Aude
était enfermée au Mur. Au Mur ! Dans l’une de ces cellules horribles où, tordue
entre la position assise et la position debout, elle ne pouvait que gémir, compter
chaque minute, sans autre solution que de s’en remettre à la pureté de sa
propre foi, pour ne pas aussitôt fléchir et abjurer ! Héloïse aurait voulu
lui parler, derrière ces grilles cloutées de fer, à la lueur des flambeaux. Être
là encore avec elle, pour rattraper le temps perdu, un temps qui risquait
maintenant de s’enfuir à tout jamais. Mais il était vain d’espérer avoir la
moindre possibilité d’accès aux cachots, sans s’y retrouver soi-même. Héloïse
le savait et cela la hantait : Aude passait par l’épreuve ultime, une
nouvelle endura. Dans quel état lui apparaîtrait-elle ? Exsangue, tremblante,
rouée de coups ? Avait-elle la moindre chance de s’en sortir vivante ?
Il fallait se rendre à l’évidence :
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