L'Église de Satan
aussitôt
transpercé du regard par un archer.
Guillaume toussa une ou deux fois, se racla la
gorge et monta le ton.
Bientôt, l’accusée fut priée de se lever.
Aude s’approcha de la barre dressée
devant elle. La foule put contempler son visage. Elle se préparait à l’ultime
combat de sa vie. Sa sérénité n’était que façade, et Héloïse ne devinait que
trop la tension qui nouait les entrailles de sa sœur. Les yeux de la parfaite
étincelaient encore, ils avaient le même éclat que dans la forêt ; mais
quelque chose avait changé. On y décelait la stupeur du soldat demeuré seul au
milieu des cadavres, sur le champ de bataille. Oui, elle était sur le point d’affronter
l’Église tout entière, une puissance qui la dépassait totalement, et elle le
savait. Sentait-elle déjà, au plus profond d’elle-même, le soufre de ces
flammes qui l’attendaient sur le bûcher ? Au moment de pénétrer dans la salle,
elle avait été saisie d’une angoisse mortelle, voyant converger vers elle tous
les regards, mesurant le poids de ce pouvoir qui fondait sur elle, la colère
des uns, la compassion des autres. Bien sûr, elle ne pouvait deviner que parmi
la foule se trouvait Héloïse, qui demeurait voilée. Elle jouait là ses derniers
instants de vie ; mais elle avait la ferme volonté de confondre ses
bourreaux aux yeux de ce monde assemblé, dont elle sentait depuis déjà si
longtemps l’exaspération grandissante, devant les horreurs perpétrées par ces
tribunaux fantoches et cette guerre sans fin. Elle savait d’ores et déjà qu’en
rendant la séance publique, les inquisiteurs faisaient sans doute une grossière
erreur. Si autrefois, on organisait des débats contradictoires où chacun s’exprimait
librement, ces débats n’avaient plus cours aujourd’hui. Mais elle se défendrait
coûte que coûte : c’était désormais la seule gloire à laquelle elle
pouvait aspirer.
Pour ta vie, Aude.
Pour tes derniers instants de vie.
Elle passa la langue sur ses lèvres et, mains
dans le dos, se redressa fièrement, embrassant du regard le conseil des juges
et de leurs adjoints.
Héloïse, au bord des larmes, se retint de
crier. Aimery le sentit et lui prit la main, accentuant sa pression à mesure qu’il
devinait l’émotion submerger le cœur de la jeune fille. Aimery s’imagina
lui-même dans une posture semblable, se demandant comment il aurait agi s’il se
fût trouvé en face de ce tribunal. L’abjuration, si jamais Aude acceptait de s’y
résoudre, suffirait-elle à la sauver de la vindicte des ecclésiastiques de la
grande Église ? Oui, ces secondes devaient avoir pour elle le vertige de l’éternité.
Et si par malheur elle décidait de persévérer en sa folie… Elle n’avait plus qu’un
mot à dire, un pas à faire, et il faudrait ajouter son deuil à tous les autres,
ceux qui, depuis presque quatre décennies, avaient embrasé les campagnes. Aimery
se dit qu’en de telles circonstances, il aurait cherché des yeux une épée
introuvable, puis, sans doute, les yeux de son père. Mais pas Aude. Elle était
là comme une femme voulant mourir en seigneur, ou plutôt, en ce qu’elle était :
en parfaite. Aimery devina obscurément que l’enjeu de ce procès, et de tous les
précédents, était d’un autre ordre. Aude puisait sa force ailleurs, dans un
autre monde, une autre forme de pensée. C’était cette force qui faisait peur.
La voix d’Étienne de Saint-Thibéry, froide et
tranchante, retentit sous les voûtes.
— Aude de Lavelanet, vous êtes accusée d’hérésie,
de parjure envers Notre-Seigneur, de prédication blasphématoire et de
sorcellerie… Ces accusations reposent sur le recoupement des soixante-quatorze
témoignages recensés par nous, juges commis par la Très Sainte Église, et
consignés dans les registres ci-devant présentés, au vu et au su de qui voudra
les consulter. Aude de Lavelanet, il vous est donné de vous défendre maintenant
et de répondre devant nous et devant le peuple chrétien de vos agissements.
Le juge releva les yeux et les planta dans
ceux de la jeune femme, qui ne cilla pas. Un lourd silence s’était abattu sur l’assemblée.
Chacun sut, à ce moment, que les premiers mots qui seraient prononcés par l’accusée
scelleraient son sort.
Aude n’eut pas l’ombre d’une hésitation. Ses
mots tombèrent d’un coup, sur un ton aussi ferme que celui d’Étienne.
— Vous mentez.
Le juge fit la grimace. Il
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