L'Église de Satan
s’y
était organisée en dépit de cette invraisemblable situation dans laquelle les
habitants se trouvaient, au sommet de ce pech battu par les vents, de
ces rochers et de cette rase verdure dominant le pays. C’était une bien étrange
société que celle-ci. On y trouvait des parfaits et des parfaites appartenant à
la famille de Mirepoix et de Péreille, comme Saissa du Congost, Marquesia
Hunaud de Lanta, Braida de Montserver. D’autres étaient issus de tous les coins
du Languedoc, parfois de haute noblesse, mais aussi d’anciens meuniers ou
boulangers, ayant exercé toutes les activités imaginables. À côté des religieux
proprement dits, résidait à Montségur une importante population laïque : de
nombreux chevaliers, Jourdain du Mas, Othon de Massabrac, Guillaume de Plaigne,
Guiraud de Rabat ; des femmes et des enfants, comme Esquieu de Mirepoix, que
l’on voyait de temps en temps jouer dans la cour ; les domestiques et les
valets, les bayles, les suivantes et les damoiselles ; les Lavelanet, autre
famille d’importance ; les faidits, tels Bertrand de Bardenac, Brézilhac
de Cailhavel, Guillaume de Lahille, Bernard de Saint-Martin ; les écuyers
qui leur étaient attachés, Barrau, Ferrou, Pierre Landry, Raymond de Laroque, Guillaume
Narbona, Raymond de Ventenac ; les multiples sergents, hommes d’armes et
arbalétriers de la garnison, qui comptait à elle seule une centaine de
personnes ; les ductores, les messagers, les agents de liaison et
les pèlerins de passage. Seigneurs et chevaliers en armure, dames voilées et
suivantes, parfaits et parfaites, frères, neveux et cousins, camarades d’enfance,
tout ce monde se croisait chaque jour dans la cour du château. On se retrouvait
devant le logis des Péreille, on se saluait sur les chemins abrupts qui
reliaient les cabanes entre elles, on devisait à l’intérieur de la Maison des
Hérétiques, auprès des citernes, des écuries ou des baraquements de bois.
Montségur bruissait de tous ces chuchotements,
de ces conversations où chacun partageait librement ses rires et ses angoisses.
Escartille, Aimery et Héloïse profitèrent enfin d’un repos salvateur. Ici, les
nouvelles allaient vite. On accueillait à bras ouverts les nouveaux arrivants
et on ne tardait pas à être avisé du destin personnel de chacun de ses
compagnons d’hérésie. Comment êtes-vous arrivé à Montségur ? Il y
avait, dans cette question presque rituelle, la promesse de mystères qui peu à
peu se dénouaient, de révélations déroulées comme autant de récits
extraordinaires, d’aventures tragiques et miraculeuses. On comprenait le sens
de sa propre vie en écoutant celle des autres, on lisait en chacun comme dans
un livre ouvert, et l’on puisait dans ces rencontres renouvelées une sorte de
complicité immédiate. Autrefois, lorsque la menace n’était pas aussi présente, les
résidents de Montségur accueillaient les dames et les chevaliers de leurs
familles pour la Noël ou la Pentecôte, qui venaient saluer une aïeule vénérable,
demander le consolament ou, simplement, passer quelques jours de paix et
de tranquillité au sommet du pech.
Ici se trouvait le temple de l’Église cathare.
Une communauté puissamment unie, à douze cents
mètres d’altitude.
Elle vivait au rythme des saisons, de la
course du soleil, des nuages, de la fréquence des pluies venant remplir les
citernes. Mais elle s’était structurée pour répondre à la fois à ses exigences
de spiritualité et à celles de sa survie. De petites échoppes d’artisans et de
commerçants avaient été bâties avec quelques planches de bois. La parfaite Marquesia
Hunaud de Lanta, belle-mère de Raymond de Péreille, dirigeait un atelier de
couturières. Chacun préparait son repas ; les femmes faisaient la cuisine
en plein air, près du magasin à vivres, ou à l’intérieur des cabanes. La
distribution de ces vivres était administrée par les principaux représentants
du château. On comptait aussi les nouveaux arrivages de provisions, issus de l’Albigeois,
de la Montagne Noire et des Corbières, par les familles et les marchands amis. Des
émissaires dépêchés par Raymond de Péreille achetaient également des vivres
dans les fermes des alentours, grâce aux dons en argent que la communauté recevait
régulièrement. Ils allaient pêcher la truite dans les gorges du Lasset et les
lacs de montagne. Si la cour était souvent la plus animée, elle était
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