L'Église de Satan
Aussitôt, plusieurs hommes en sortirent, l’épée à
la main. Pour l’un, les inquisiteurs avaient décimé la moitié de sa famille ;
un autre avait perdu un frère, un autre encore, une mère, un fils. Ainsi, le
signal était donné : tous n’attendaient que cela. Dix, puis vingt, quarante,
cinquante de ces vengeurs furent rassemblés.
— Qui d’autre veut en être ? demanda
Pierre-Roger de Mirepoix, d’une voix sombre.
— Moi !
Aimery venait de s’avancer d’un pas, écartant
le manteau.
Escartille se tourna vers lui, stupéfait.
— Aimery, tu fais là une erreur.
Le rassemblement s’était dispersé ; Escartille
et Aimery étaient sortis dans la cour. Il faudrait agir vite. Le corps
expéditionnaire qui venait d’être recruté se mettrait en marche la veille de l’Ascension.
Tout semblait arrangé.
Le jeune homme se tourna vers son père.
— Comment cela ?
Escartille se tut quelques secondes, puis
inspira profondément.
— Le comte de Toulouse n’est pas prêt, j’en
suis convaincu. Cette expédition est une folie.
Aimery reçut cette soudaine désapprobation
avec une incompréhension mêlée de colère. Il campa devant Escartille, l’un de
ses poings sur le flanc, son autre main caressant le pommeau de l’arme qui
pendait à ses côtés. Ses cheveux noirs se démenaient dans le vent du soir ;
ses yeux étaient de braise. Escartille pouvait y lire de l’ardeur, oui, cette
ardeur juvénile que lui n’éprouvait plus, mais qu’il ne comprenait que trop ;
cette passion tourmentée qui pouvait entraîner les hommes aux plus beaux et aux
plus noirs des actes. Escartille et son fils avaient toujours marché ensemble
et dans le même sens, Aimery avait toujours écouté et secondé son père avec
fidélité. D’ordinaire, l’un et l’autre ne prenaient jamais de décision grave sans
s’être concertés. Cela embarrassait d’autant plus Escartille qu’il devinait à
présent qu’il avait devant lui non plus, simplement, son fils, mais un guerrier
animé d’une force nouvelle. Son œuvre ! Une œuvre qui lui échappait, s’affirmait
en manifestant sa propre volonté. Il devinait, dans ce regard qu’Aimery lui
lançait, un mélange de déception, de souffrance et de nervosité inhabituelles. Déception
de voir, peut-être, que son père n’approuvait pas l’idée de prendre enfin les
armes ; souffrance d’être l’objet d’un désaveu dont il n’était pas
coutumier ; nervosité de comprendre qu’il devrait désormais assumer, et
jusqu’au bout, l’ordre de ses choix.
— Père, dit Aimery, levant maintenant le
poing vers le ciel, tremblant et déterminé à la fois, que vous faut-il de plus ?
Étienne de Saint-Thibéry et Guillaume Arnaud sont à Avignonet, le comte nous
demande d’intervenir ! C’est la dernière de nos révoltes et la fin du joug
que l’Occitanie subit depuis que je suis né ! Par Dieu, vous avez vu ce qu’ils
ont fait ! Vous l’avez vu comme moi ! Le temps de la vengeance, le
temps de la rébellion finale est venu ! À combien de supplices nous
faudra-t-il assister ?
Il affichait une volonté farouche ; tous
ses muscles étaient tendus, il s’agitait, libérant cette fureur qu’il n’avait
que trop longtemps réprimés.
— Assez, assez, nous n’en pouvons plus !
Assez de tortures, de crimes et de bûchers ! Je n’ai pu m’élancer et
combattre au procès de Toulouse ; je n’ai pu sortir l’épée sur le parvis
où ils ont brûlé vive la sœur d’Héloïse. Nous n’avons pas cessé de ployer, de
nous coucher comme le roseau ! Et cela durant plus de trente ans ! Douteriez-vous
soudain de notre cause ? Père, vous qui l’avez portée sur tous les chemins
de ce pays, vous dont les ennemis ont tué votre seul véritable amour et ma
propre mère, Louve, oui ! Cette Louve que vous chérissiez tant et que ces
ignobles démons ont assassinée, presque sous vos yeux ! Que dirait-elle
aujourd’hui en nous voyant ici, à Montségur ? Soutiendrait-elle ma
décision ? Ma mère est morte, et Léonie des Trencavel, et Aude de
Lavelanet, et tant d’autres ! Serais-je digne de Louve, père, serais-je
digne de celle qui m’a enfanté, si je refusais de prendre enfin les armes ?
Escartille, d’un geste de la main, essaya de
temporiser :
— Garde ton calme, Aimery, je t’en prie. Et
réfléchis. Prendre les armes n’est pas la solution. Il y a d’autres moyens, d’autres
voies…
Aimery
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