L'Église de Satan
parfois
désertée des parfaits eux-mêmes, qui se soustrayaient à son agitation et aux
parfums de mets grillés auxquels ils n’avaient droit. Tous, à Montségur, n’avaient
pas renoncé à l’amour charnel, bien au contraire. Là encore, les parfaits
préféraient leur refuge de pierre et de verdure aux baraquements ou aux cabanes
abritant les couples, d’où l’on pouvait entendre monter, parfois, des
gémissements de plaisir ; mais jusque-là, lorsqu’un enfant naissait ou
était appelé à naître, les femmes étaient envoyées à l’abri, dans des châteaux
ou des villages nichés dans les vallées. On se retrouvait souvent pour discuter,
prier, assister aux sermons de Bertrand Marty et des diacres cathares. Le soir,
à la lumière mouchetée des chandelles, on se réunissait en famille, entre amis,
pour goûter en paix à la fin de cette journée qui s’achevait. Une de plus.
Et le soleil disparaissait de Montségur.
Mais Escartille, Aimery et Héloïse n’eurent
guère le temps de profiter de la sérénité de la citadelle du vertige. Une
sérénité qui, d’ailleurs, n’était qu’apparente.
Car pendant ce temps, le comte de Toulouse, Raymond VII,
avait continué d’agir. Alors que sa ville était déchirée par l’Inquisition, il
avait semblé à Escartille cruellement absent ; pourtant, tel n’était pas
le cas, bien au contraire. C’est que Raymond, depuis le désastreux traité de
Meaux, n’avait cessé d’épuiser toutes les stratégies possibles pour regagner ce
que l’Occitanie avait perdu. Il s’était pris à songer à de nouvelles
combinaisons politiques susceptibles de servir les intérêts du pays. Pour
assoupir les méfiances du pape et du roi de France, il s’était montré favorable
à toutes les manifestations d’orthodoxie catholique, en se gardant bien d’apparaître
comme le défenseur des hérétiques. Dans le même temps, il avait tout fait pour
répudier sa femme. Le comte de Toulouse n’avait pas de fils ; et sa fille
Jeanne, promise à Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France, serait
livrée tôt ou tard à la Couronne ennemie. Dès lors, le jour où Raymond VII
mourrait, l’Occitanie ancienne mourrait avec lui. Il avait donc cherché à
préparer l’avenir, en opposant à ces conditions, issues de la fausse paix de
Meaux, la légitimité d’un héritier mâle, capable de reprendre à son tour le
flambeau de la cause. Il s’était rabattu successivement sur Sancie de Provence,
Marguerite de la Marche, puis Béatrice, une autre fille du comte de Provence. Chaque
fois, ses manœuvres avaient échoué. Ces tactiques matrimoniales s’étaient
naturellement doublées de calculs politiques : Raymond comptait sur les
alliances avec le duc de Bretagne, le comte de la Marche, le comte de Provence
soutenu par le roi d’Angleterre Henri III et par Jacques I er d’Aragon,
pour former une coalition puissante face au roi de France. Il était passé en
Poitou, en Provence, en Aragon. Il venait, après cette intense activité
diplomatique, de déclarer la guerre à Louis IX et à Blanche de Castille, sans
pour autant – et loin s’en fallait – être sûr de ses appuis. Les garnisons
royales qui campaient à quelques lieues de Toulouse et le contrôle permanent de
l’Église sur ses propres agissements étaient devenus intolérables à
Raymond VII. Pour commencer, il fallait en finir avec l’Inquisition.
Le feu couvait sous la cendre – l’étincelle
vint de Montségur.
Un messager filait dans le couchant.
Il parvint à Montségur alors que la nuit
était tombée. Il remit aussitôt à Bertrand Marty, Raymond de Péreille et
Pierre-Roger de Mirepoix le message qu’il tenait de Raymond d’Alfaro, bayle du
comte de Toulouse.
— Le comte nous demande d’agir, dit
Raymond de Péreille en levant les yeux vers ceux qu’il avait rassemblés. Les
inquisiteurs Pierre Seila, Guillaume Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry
stationnent en ce moment même à Avignonet. Ils poursuivent leur tournée
sanguinaire dans le pays. Dix hommes au total, qui suffisent partout à répandre
le sang, les flammes et la terreur ! D’Alfaro a tout prévu ; il nous
attend. Le comte veut faire tomber la tête de nos oppresseurs.
Il leva les yeux. Devant lui se dressaient les
principaux parfaits et parfaites de Montségur, les chefs de la garnison, les
chevaliers faidits. Escartille et Aimery se trouvaient au milieu d’eux. Une
rumeur parcourut les rangs.
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