L'Église de Satan
Arcis pouvait bien pester en s’excusant platement auprès de
Sa Sainteté, les marchands des bourgs voisins parvenaient chaque fois à tromper
la vigilance de la soldatesque française pour se rendre là-haut, dans le castrum de Montségur. Ils allaient y faire leur marché ! Le meurtre
des inquisiteurs avait fait des chevaliers de Montségur les héros d’une liberté
que la population occitane n’avait pu conquérir. L’Occitanie tout entière
priait pour leur salut. Chaque nuit, des montagnards dévoués à la cause
hérétique franchissaient les lignes ennemies ; des messagers survolaient
tous les dangers pour gagner le Toulousain, le Carcassès, le comté de Foix ou l’Aragon.
Même lorsque ses forces comptèrent dix mille personnes, des Arcis ne put
empêcher les convois de blé et les nouvelles fraîches de parvenir à Montségur. Les
cathares avaient leurs réseaux, patiemment développés durant toutes ces années
de persécution. Ils jouaient à plein et, plus que jamais, Montségur était pour
le cœur du peuple occitan l’emblème de la révolte et le soleil de l’espérance. Pour
les troupes du sénéchal de Carcassonne, l’escalade des parois de la falaise
était impensable ; une volée de pierres jetée depuis le sommet eût suffi à
détruire les cordons français les uns après les autres. Il était inutile de
vouloir se servir des machines de guerres habituelles en de pareilles
circonstances ; le site était inaccessible. La crête orientale était
connue des gens du pays, mais les pistes forestières allaient se perdre au
milieu de nulle part. Ainsi, cinq mois durant, assiégés et assiégeants
campèrent sur leurs positions.
Dans la cour dallée de Montségur, Aimery
se tenait devant une escouade de quinze sergents d’armes et autant d’écuyers. Il
faisait tournoyer son épée, l’abattait devant lui, pivotait sur lui-même dans
un cri ; puis il s’agenouillait, pourfendant de nouveau un ennemi
imaginaire, sa cape volant sur ses flancs. Une fois ce mouvement achevé, les
sergents et écuyers qui lui faisaient face l’imitaient en cadence. Han !
Han ! Ils avançaient comme un seul homme, tournoyaient, frappaient et
s’agenouillaient en poussant des exclamations sauvages. Non loin de lui, des
chevaliers faidits s’entraînaient pareillement avec d’autres corps de
troupes. On trouvait là même des femmes, à qui l’on apprenait à tenir un arc ou
une arbalète. Elles décochaient des bouts de bois à peine taillés vers des cibles
de circonstance, ou des sacs emplis de terre que l’on avait suspendus au préau
des baraquements, comme des gibets de potence. Un ou deux enfants étaient
présents. Escartille lui-même, assis avec eux, laissant couler quelques
cailloux entre ses doigts, assistait à ce spectacle sans rien dire. Esquieu de
Mirepoix se trouvait à côté de lui. Il leva vers Escartille un regard admiratif :
— Ils vont nous défendre ? Dis, ils
vont nous défendre ?
Escartille le considéra un instant.
Il passa la main dans les cheveux ébouriffés
de l’enfant et lui fit un sourire.
— Oui. Ils vont nous défendre.
Puis son sourire le quitta. Il regarda de
nouveau Aimery.
Il virevoltait. Sa participation au commando d’Avignonet
en avait fait l’un des premiers soldats de Montségur et, à son tour, il se
révélait l’âme d’un meneur d’hommes.
Escartille avait peur.
L’un de ces soirs où l’effervescence
régnait au château, il rejoignit sa cabane ; il venait juste d’assister au
premier conseil de guerre que présidaient Raymond de Péreille et Pierre-Roger
de Mirepoix. La tête pleine de ce qu’il avait entendu, il s’apprêtait à
pénétrer dans le logis qu’il occupait avec Aimery et Héloïse, lorsqu’il s’arrêta
net.
Il venait d’entendre quelque chose, des bruits
feutrés, étouffés par le vent. Puis un gémissement. Il resta un instant près du
seuil, posté de telle façon qu’il demeurait invisible de l’intérieur. Et il
comprit.
Il regarda le bout de son pied, écarta un
caillou, les yeux baissés.
Le visage de Louve vint danser devant lui. Elle
lui souriait. Il se souvint de ces nuits d’autrefois, et surtout, des deux
seules nuits qu’il avait passées avec elle. La première nuit, ils avaient conçu
Aimery. La seconde, celle des retrouvailles, du bonheur absolu, de cet amour si
longtemps cherché, enfin retrouvé. Si peu de temps avant que tout ne s’effondre.
Il est difficile de peindre les
Weitere Kostenlose Bücher