L'Église de Satan
vilains qui les suivaient, et toute la racaille
accompagnant les guerres de cette sorte. Pendant ce temps, le jeune
Raymond-Roger Trencavel, neveu du comte de Toulouse, tenait conseil dans cette
bonne ville de Carcassonne, dont Escartille s’efforçait chaque jour d’obtenir
des nouvelles. Trencavel n’avait que vingt-quatre ans, mais le peuple savait qu’il
était un protecteur farouche de ses intérêts. On l’aimait ; tous les
espoirs étaient à présent entre ses mains. Il était le second maître de l’Occitanie
après Raymond VI. La population occitane avait entendu dire qu’il venait
de rassembler ses principaux barons, pour parer à toute éventualité. Trencavel
espérait passer à travers la tempête sans faire trop de remous, au moins tant
qu’il n’était pas directement attaqué. Mais à présent que l’Église mettait sa
menace à exécution et envahissait la région, c’était une autre affaire. Le
vicomte devait se maudire de son péché d’orgueil, car il fallait se rendre à l’évidence :
lui et ses alliés avaient sous-estimé le danger qui pesait sur le pays. Ils ne
s’étaient préparé en rien, et n’avaient pas plus que Raymond VI les moyens
d’assurer leur défense, face à la déferlante des Français de l’ost. Une forte
partie s’engageait et Trencavel se retrouvait isolé. La défection de son oncle
lui coûtait à un point qu’il était difficile d’imaginer ; aux yeux de Rome,
il devenait le nouveau personnage à abattre.
Escartille songea bien à quitter l’Occitanie
pour franchir les Pyrénées espagnoles – et attendre Louve chez elle, en Aragon,
peut-être ! – ou à remonter vers le nord ; mais comment aurait-il pu
espérer préserver longtemps leur vie, à tous deux, alors qu’à chaque instant, il
redoutait d’être occis au milieu de la campagne ? Quitte à rester dans les
parages, il cherchait l’abri d’une cité moins convoitée que celles qui
passaient pour être les cornes de l’hydre.
Oui ! Son calcul aurait pu être le bon.
Il s’était trompé.
En arrivant à Béziers, second fief de la
vicomté des Trencavel, il trouva enfin à loger chez un couple d’aubergistes, qu’il
parvint à émouvoir par le récit de son aventure. Leur maison donnait sur la rue
des Frères, en plein cœur de la cité. La matrone du lieu s’appelait Églantine. Elle
avait quitté Toulouse dix ans plus tôt en épousant son mari, Robert de Bayle, et
tous deux avaient ouvert leur auberge, Au Grand Veneur. Églantine était
une bonne mère, toute de force et de caractère. Elle s’enticha vite d’Aimery et
ne manqua pas de le prendre sous sa coupe. Son époux, partagé entre sa
jovialité naturelle et une méfiance bien légitime à l’égard des intentions du
troubadour, ne savait trop quel parti prendre ; mais il en allait du sens
de l’hospitalité occitane que de tirer le jeune homme et son enfant de ce
mauvais pas.
Un matin de juillet, à l’aube, Escartille
décida de sortir par les rues de la ville pour y faire une petite promenade. Il
avait emmené son fils, qu’il tenait enveloppé dans une étoffe de soie rouge
prêtée par les aubergistes ; il souriait sous les premiers rayons de
soleil, marchant d’échoppe en échoppe, saluait en hochant du couvre-chef les
forgerons, les cordonniers, les armuriers, les pâtissiers, les merciers
ambulants, échangeait avec eux quelques mots, s’inclinait dans des révérences
exagérées lorsqu’il croisait un grand bourgeois à cheval ou l’un des capitouls
de la cité. Un marché se tenait sur la grand-place. De toutes parts montaient
les bruits quotidiens de la ville, la criée des colporteurs, les rires fusant
des tavernes, le fer frappé contre l’enclume. Des parfums de fruits, de légumes
et de vin venaient se mêler à ceux des terres avoisinantes. Oui, alors même que
la guerre commençait, le pays était encore une terre d’abondance : les
marchandises arrivaient de Marseille, Toulouse, Narbonne, Avignon et s’échangeaient
sans mal ; les commerçants pouvaient vendre et acheter sans que la
circulation des biens soit taxée à tout bout de champ ; les étrangers
allaient et venaient librement. Il n’y avait que les Pyrénées à franchir pour s’ouvrir
les portes de l’Espagne et de l’Orient. Des navires gorgés de richesses
suivaient le cours du Rhône et de la Garonne ! Pour la première fois
depuis longtemps, Escartille respirait, s’accordait un peu de détente.
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