L'Église de Satan
contre le
sort ; pourtant, il n’avait guère le loisir de se laisser aller à ses
propres préoccupations.
À Saint-Gilles, la population était en pleine
effervescence.
Décidément, je ne sais ce qui se passe ici,
mais tout cela ne me dit rien qui vaille.
Le jeune troubadour ne tarda pas à se
renseigner.
— Comment, vous n’êtes pas au courant ?
C’est aujourd’hui que le comte de Toulouse doit faire amende honorable. Les
évêques l’attendent à leur tribunal.
— Le comte de Toulouse ? répéta Escartille
avec naïveté.
La jeune femme à qui le troubadour s’était
adressé roula de grands yeux ; puis elle soupira et hocha la tête :
— Mais ne savez-vous pas ? C’est la
guerre, messire ! C’est la guerre qui commence !
Elle hocha encore la tête, regarda avec
consternation ce troubadour échevelé, puis elle partit. Escartille, de plus en
plus préoccupé, lui emboîta le pas. Il parvint ainsi à l’église de Saint-Gilles,
où se trouvaient rassemblés les membres du tribunal ecclésiastique. Escartille
se glissa sur le parvis, au milieu de la population.
Dix-neuf évêques et trois archevêques
étaient là, en grand équipage, au sommet des marches conduisant à la nef. Raymond VI
faisait face à son tribunal. Ainsi, c’était lui, le premier seigneur du
Languedoc, celui que l’on accusait de favoriser la cause hérétique ! Escartille
ne l’avait jamais croisé qu’en effigie, sur les sceaux et les blasons ; s’il
lui était arrivé autrefois de se rendre à Toulouse, jamais il n’avait eu le
privilège de chanter pour une cour si majestueuse. Les cheveux ras, le visage
tendu, le comte en imposait par la gravité de ses traits et sa noble stature ;
il se dressait devant les membres du clergé, qui formaient un demi-cercle
autour de lui, comme une nuée d’oiseaux prêts à fondre sur leur proie. Raymond VI,
le damné d’Occitanie ! Le cousin du roi de France, le vassal de l’Angleterre
et de l’Aragon, maître de toute terre de Narbonne à la Provence, du Toulousain
aux Pyrénées ! Mais voici que le lion se préparait à la plus cruelle des
humiliations. Raymond était à l’entrée, encadré d’une troupe d’archers. On l’avait
amené à demi nu sur le parvis et il venait d’y jurer obéissance ; à
présent, le légat Milon, l’un de ceux qui à Rome avaient prononcé son
excommunication, mandaté par Innocent III, le forçait à s’agenouiller. Le
comte de Toulouse obtempéra. Lorsque ses genoux tombèrent à terre, les hommes d’Église
affichèrent un air vainqueur. Milon s’avança et lui assena de nombreux coups de
verges, avec un plaisir qui n’avait rien de feint.
— Acceptez-vous de renoncer à vos droits
sur tous les évêchés de vos terres ? Acceptez-vous de chasser les routiers
et mercenaires qui courent votre pays ? Acceptez-vous de ne plus confier
de charges publiques aux juifs, de ne plus protéger les hérétiques et de
dénoncer ces hérétiques aux pouvoirs de l’Église ?
— Oui.
Le sifflement de l’instrument et les
gémissements retenus du comte de Toulouse furent les seuls à troubler le
silence mortel qui s’abattait sur le parvis. Puis Raymond fut revêtu de sa robe
de pénitence. On lui passa une corde au cou, qui traînait jusqu’au sol, et un
enfant lui apporta un cierge. Il devait le tenir en main durant toute la
cérémonie. Pour l’occasion, l’église avait été redorée de tous les attributs de
sa magnificence : deux lions décorés de peintures et de feuilles d’or
semblaient garder les portes centrales ; une forêt de crucifix rutilants s’élevaient
derrière les membres du tribunal ; des banderoles brodées de vermeil
étaient suspendues de part et d’autre du transept. Le comte avança lentement, les
soldats et le peuple à sa suite. Il s’efforçait de conserver sa prestance et
son assurance, mais à regarder ses yeux, on pouvait deviner qu’au fond de lui, la
colère et la révolte ne s’étaient pas éteintes. Il voyait le monde s’armer
contre lui ; on l’avait averti de l’arrivée des croisés. Bientôt, les
champs d’Occitanie seraient le lieu des pires atrocités, les foins s’embraseraient,
des bûchers s’allumeraient de ville en ville. Mais quoi ! Pouvait-il
affronter l’Église à lui seul, entraîner les siens dans un combat sans issue ?
La vision de ce seigneur rebelle, soudain réduit à rien, causait parmi la foule
les impressions les plus
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