L'Église de Satan
Il
souriait en regardant le flot de ces ouvriers, aux ongles rouges à force de
travailler le kermès et le pastel, la galle d’Alep, l’alun et la gaude venus de
Pise et de Gênes, qui sortaient en bande de leurs teintureries pour gagner l’auberge
la plus proche. Ici, des négociants d’Alexandrie déchargeaient leurs cargaisons
de lin, de coton et d’indigo ; des Catalans roublards, le teint hâlé, en
chemises blanches, écoulaient le safran, la cannelle, le poivre, le girofle, le
gingembre, des épices et des parfums des plus lointains horizons. Des
confections d’habits étalaient à profusion leurs étoffes de soie et de pourpre
et leurs taffetas liserés d’or ; tonneliers et charpentiers de mer
écumaient les rives de l’Aude et de l’Orb ; drapiers, tailleurs, perruquiers,
gantiers, chapeliers, fourreurs se disputaient les plus belles commandes, leurs
étals multicolores luisant sous le soleil. À Béziers, comme dans toutes les
villes occitanes, les capitouls, les maîtres des cités, tenaient à leur
autonomie. Leurs suzerains féodaux, eux-mêmes, accordaient à ces bourgeois
cette indépendance qu’ils considéraient avec bienveillance, tant que le cœur de
la population continuait de battre pour eux. Forts de cette liberté, les clercs
n’étaient pas en reste : ils s’aventuraient sur des chemins interdits. Il
n’y avait pas une ville d’importance dans laquelle on ne trouvât des écoles de
mathématiques, d’astrologie, de médecine, de philosophie. On enseignait
Aristote là où il était banni des Universités du royaume de France, aux mains
des pouvoirs ecclésiastiques.
Avec un pincement au cœur, Escartille
imaginait combien sa vie aurait pu être différente ; il se prenait à penser
qu’après tout, la bohème courtoise qu’il avait connue jusqu’à présent
comportait bien des désagréments. Il aurait pu, déjà, trouver refuge dans l’une
de ces villes aux ruelles enlacées autour du château ; il aurait pu
épouser une dame encore libre et vivre avec elle dans l’une de ces maisons, au
sommet des collines ! Il aurait coulé des jours paisibles à l’abri des
murailles, loin des clercs fanatiques de tous bords, loin des Aragonais
revanchards ! Mais à peine songeait-il à cette idée que le visage de Louve
venait danser devant ses yeux, lui arrachant un soupir de tristesse. Était-elle
repartie en Aragon ? Quand pourrait-il enfin se mettre en chasse, remuer
ciel et terre pour la retrouver ?
Soudain, Escartille tombait en arrêt devant
une nouvelle apparition. Une bourgeoise marchait au bras d’un chevalier ; il
s’agissait tantôt de nobles de la ville, tantôt de seigneurs de la campagne, venus
à Béziers pour la foire ou le marché. Le troubadour lorgnait sur la belle, à la
chevelure nouée sous le voile, la robe catalane s’ouvrant à chaque pas sur l’indiscrétion
d’une chair intouchable. La traîne de son riche surcot glissait derrière elle
avec une délicieuse élégance. La magie recommençait. Escartille se lançait dans
le sillage de la dame, cette étoile filante, puis il s’aventurait devant elle, guettant
le moment où elle lèverait les yeux. Soudain, elle croisait son regard, lui
adressait un sourire. Le troubadour retrouvait aussitôt ses vieux réflexes ;
il chavirait, rêvait de l’étreindre, le cœur réchauffé de cette simple œillade.
Puis, fermant les paupières, il guettait cette fragrance subtile qui, portée
par la brise, volait jusqu’à lui. Il imaginait alors que c’était Louve qui
venait de jaillir devant lui, qu’il n’avait plus qu’à s’élancer vers elle… mais
voici que le chevalier, devinant ce manège, levait le sourcil et pressait le
pas. La douce voyait l’enfant que le troubadour tenait entre ses bras, langé
contre son cœur. Elle s’éloignait alors sans se retourner, balançant de la
croupe avec indolence. Et l’enfant souriait, ses grands yeux fixant son père
avec la curiosité si habituelle aux nourrissons. Son visage semblait guetter la
lumière.
Escartille souriait à son tour et retrouvait
son humeur légère, continuant de déambuler de rue en rue. Des enfants jouaient
au palet dans une cour, en poussant des cris joyeux ; ici, il manquait de
heurter un parfait en sandales ; là, c’était l’un de ses homonymes
catholiques, abbé renfrogné qui serrait bien fort son livre de messe. Il y
avait quelque chose de comique à voir ainsi les partis ennemis se côtoyer
derrière les
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