L'Église de Satan
fuyards réussirent à
quitter la rue des Frères pour se lancer plus loin à l’intérieur de la ville. À
l’ombre d’une ruelle, un groupe de truands passait encore quelques Biterrois au
fil de l’épée. Robert et Escartille étaient prêts à tout, mais les routiers ne
les avaient pas vus. Ces apparitions les forcèrent à un prompt détour. Tous les
chemins leur étaient barrés, sauf celui qui conduisait à la cathédrale : la
masse compacte des habitants qui couraient vers elle interdisait encore aux
croisés d’en empêcher totalement l’accès. Ils rejoignirent ainsi le flot de la
population qui ne trouvait plus d’autre salut, se noyant au milieu d’elle avec
l’énergie du désespoir.
Près de dix mille personnes se trouvèrent
ainsi entassées dans le lieu saint. Elles se marchaient les unes sur les autres.
Mais ce n’était plus, cette fois, pour écouter l’évêque les haranguer en quête
d’une solution négociée avec l’assaillant, ni pour voir les fiers habitants de
Béziers lever le poing en disant que jamais ils ne se rendraient. Non, ce
spectacle n’avait plus rien à voir. Paysans, marchands, bourgeois, jeunes et
chenus, petits et grands s’entassaient ici, s’essuyant le manteau, pansant
leurs plaies, pleurant la disparition des leurs ; partout, on s’échangeait
des regards terrorisés ; la foule, sale et tremblante, attendait, reniflait
sa fin prochaine. Il émanait de cette masse grouillante une affreuse puanteur, on
y sentait la mort, la sueur et les blessures béantes. La population, d’ordinaire
si gaie et chatoyante, était soudain transformée en une horde désespérée. Aux
abois.
Tuez-les tous !
Juste avant de franchir à son tour les portes
de l’église-cathédrale, tandis qu’il levait les yeux vers le clocher, Escartille
crut discerner au milieu des nuages de fumée… une forme humaine. Sans doute
était-ce là une vision fugitive jaillie du trouble de ses sens et de son
imagination, ou la silhouette d’un homme d’Église qui s’était isolé là-haut, au
milieu du bourdonnement ahurissant de ces cloches qui sonnaient à la volée ;
mais il lui sembla voir le Diable en personne. Oui ! Satan lui-même
présidait à ce combat, étendu aux dimensions de la ville, il organisait ces
horreurs dans un éclat de rire, dressé au milieu des flammes ! Le
troubadour le vit, emmitouflé, à genoux sur la flèche, perché comme une
gargouille immonde au-dessus de leurs têtes… Il cligna des yeux, passant la
manche sur son visage maculé de poussière.
Cette fois, la partie semblait
définitivement perdue. Les ribauds, échauffés, ne craignaient plus rien ; les
croisés eux-mêmes étaient débordés par le mouvement. Toutes les maisons de la
ville leur étaient abandonnées. Les rescapés étaient tués les uns après les
autres, les assaillants pouvaient s’accaparer leurs biens à foison. La cité
était totalement désertée. Dans la cathédrale, les prêtres et clercs
catholiques qui n’avaient pas suivi leur évêque en fuite – ils étaient une
poignée – s’apprêtaient, au beau milieu de cette marée humaine et de la plus
grande confusion, à célébrer une messe des morts. En cet instant, leur
solennité contrastait de la façon la plus incongrue avec le chaos ambiant. Les
ministres cathares étaient là également, Bons Hommes debout, les poings serrés,
levant les yeux vers le ciel, Bonnes Femmes agenouillées en groupe dans leurs
robes noires, se jetant à corps perdu dans leurs prières. Les croyants, déchirés
en leur confession, catholiques ou cathares, se regardaient avec des airs
hagards. Mais la religion avait-elle encore une part quelconque dans cette
boucherie ? À présent, l’armée ennemie frappait sans discernement, elle
appliquait la consigne venue d’en haut ; il était impossible de lui
échapper, et tous se retrouvaient ainsi coincés comme des renards dans leur
piège, se débattant jusqu’à l’épuisement, chaque mouvement ne faisant qu’accentuer
leur douleur. Non loin de l’autel, un prêtre et trois enfants de chœur
balançaient en cadence les volutes de leurs encensoirs. Escartille tenait
toujours son fils serré contre lui. Il cherchait vainement une issue. Seigneur
Jésus-Christ, était-ce pour son enfant qu’il était resté, pour son enfant qu’il
allait mourir ? Oui, il aurait donné sa vie cent fois, il le savait à
présent. Mais quelle absurde destinée ! Il le regarda, l’enfant
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