L'Église de Satan
les frondeurs, les vouguiers, les arbalétriers qui encadraient, parfois à
une quinzaine, d’autres corps de chevaliers.
Escartille se retrouva alors au beau milieu du
déchaînement.
Seigneur, m’y voici ! Me voici au cœur
de ces atrocités !
Pour la première fois, il participait
directement au combat. Pour la première fois, il était contraint de se battre
lui aussi, l’arme à la main. Pour Louve. Pour Aimery. Pour l’Aragon et l’Occitanie.
Il ne se trouvait que dans l’arrière-garde, à présent, non loin des pavillons
toulousains. Mais il voyait arriver sur lui le souffle de la bataille. Il
entendait le fracas épouvantable des armes. Elles dansaient, assez loin encore,
épées et fléaux levés vers le ciel, s’agitant par-dessus les lignes, mais elles
se rapprochaient ! Tremblant de tous ses membres, le troubadour faisait sa
prière. Le temps semblait à la fois s’accélérer et se dilater. L’affrontement
durerait-il ? Jusqu’à la nuit, peut-être ? Jusqu’à ce que la prairie
soit jonchée de cadavres, que chaque pouce de terre soit recouvert de victimes
agonisantes ? Qui serait le vainqueur, à la tombée du jour – et à quel
prix ?
Escartille fut précipité au milieu des
combattants.
Son étendard tomba, lacéré. Le manche se brisa
et disparut dans la terre, sous le piétinement des chevaux. Des particules de
boue venaient moucheter les housses de ces montures de constellations
auxquelles se mêlait le sang des chevaliers. Escartille sortit l’épée que lui
avait remise le comte de Toulouse. Parage ! hurlaient encore les
hommes du Midi, autour de lui. Parage, ce cri résumait à lui seul l’honneur
épique de la chevalerie occitane. Parage, c’était le cri de la courtoisie,
de la civilisation contre la barbarie ; Parage, symbole du
ralliement, de l’éthique et de la fierté de tout un peuple, qui rassemblait ses
valeurs persécutées par le dogme et l’ignorance.
Le hurlement, sauvage, plein de colère et de
terreur, jaillit du cœur d’Escartille, le troubadour devenu héraut, puis soldat :
— Parage !
Il fit tournoyer l’épée au-dessus de sa tête.
— Que voyez-vous ? Que
voyez-vous ? demandait Louve, allongée, Aimery auprès d’elle.
Elle n’osait regarder au-dehors, d’où lui parvenait
le chant funèbre de la guerre, cette guerre menée par des hommes qui, en cet
instant, n’avaient plus rien d’humain.
— Que voyez-vous ?
Inès, sa confidente, écarta d’une main la
tenture de l’entrée du pavillon, le visage livide. Léonie, également, se
trouvait là. Escartille avait parlé d’elle à Loba ; pour rien au
monde, elle n’aurait laissé partir le troubadour sans l’assurer de son soutien.
Comme bien souvent, la plupart des familles des combattants étaient venues à
leur suite. On avait planté les tentes loin devant le château de Muret. La
coutume voulait qu’elles s’associent aux exploits de leurs chevaliers par les
prières les plus ardentes ; pourtant, rien n’était plus cruel, en ce jour,
que de se retrouver ici, à assister à ce choc terrible, sans pouvoir rien faire.
Inès avait la gorge nouée. Elle était
incapable de proférer le moindre mot. Ce fut Léonie qui, l’œil rivé sur la
plaine, répondit à Louve.
— Les hommes se battent, Madame. Je vois…
Oui, Madame ! Je vois le troubadour, mon Dieu ! Il porte l’épée
au-dessus de lui, il frappe, ma foi, il a l’air vaillant ! Il frappe de
tout son saoul ! Mon Dieu, il paraît si proche !
Louve ferma les yeux, ses mains soudain
crispées sur le drap de lin, une larme roulant sur ses joues.
— Et je vois votre père, Madame ! Votre
père charge à son tour ! Il rejoint le roi avec le chevalier de Scala !
Ils tranchent et brisent tout ce qui se met en travers de leur route !
Faites, Seigneur, qu’il ne leur arrive rien.
Faites qu’ils soient sauvés !
Escartille marqua un temps d’arrêt lorsqu’il
tua un soldat ennemi pour la première fois.
Celui-ci venait d’être blessé par un chevalier
du Midi ; touché à la carotide, il s’était presque effondré sur le
troubadour. Trois chevaux, dont celui d’Escartille, avaient lourdement basculé
à la renverse, les genoux brisés avant que leur encolure ne ploie, et que leurs
naseaux ne viennent souffler dans la boue. Les combattants les plus mobiles
tentaient de trancher leurs jarrets et de désarçonner les cavaliers ennemis. Devant
Escartille, le chevalier toulousain
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