L'Enfant-Roi
bras par-dessus mon épaule et en me parlant à sa manière taquinante. Vivre
dans ces petites principautés calvinistes allemandes, c’est souffrir mille
morts ! La grisaille et le froid se conjuguent avec le docte sérieux
germanique, l’austérité des mœurs, l’absence de toute conversation polie,
l’indifférence aux arts et l’obsession du péché pour vous faire envisager la
vie comme une morne routine de devoirs prescrits. Cartes, dés, danses, ballets,
opéras, comédies et jusqu’au simple badinage, tout est proscrit ! Et si
vous osez conter fleurette à une dame, elle vous regarde avec autant
d’effarement que si Belzébuth lui-même sortait tout exprès de l’Enfer pour
l’emporter dans les flammes.
— Et Madame de Lichtenberg ?
— J’y viens, mon beau neveu, ne soyez donc pas si
impatient ! Savez-vous quel est l’amusement majeur des gentilshommes
palatins ? Ils s’assoient autour d’un de leurs poêles en faïence, leurs
jambes bottées allongées devant eux, fument de longues pipes blanches bourrées
de tabac, boivent pot sur pot et se racontent leurs parties de chasse. Quant
aux dames, elles attendent dans un salon voisin que ce délicieux divertissement
de leurs maris soit terminé, lesquels maris, n’en voyant pas l’utilité, ne leur
adressent vraiment la parole que pour leur dire une fois l’an : « Ma
chère, étendez-vous là ! Je vais vous faire un enfant ! »
— Et Madame de Lichtenberg ?
— J’y viens !… Elle est entrée à la parfin en
possession de son héritage et les ministres de Frédéric V ont autorisé son
départ pour la France, mais Frédéric V, qui a quatorze ans, et veut
prouver son autorité, vient d’interdire ledit départ. Mais à mon sentiment, dès
qu’il aura dompté ses ministres, et affirmé son empire, il lèvera cette
interdiction, d’abord parce qu’elle est sans cause, ensuite parce que Ulrike
est sa cousine et enfin, parce qu’elle est fort défendue par sa puissante
famille.
Lentement et lourdement le printemps et l’été s’écoulèrent
sans amener le retour de Madame de Lichtenberg. Et notre correspondance
elle-même devint des plus contraintes du fait que d’après Bassompierre, la Gräfin soupçonnait que ses lettres et les miennes étaient ouvertes. En fait, je sus
plus tard qu’elle ne se trompait pas et que Frédéric V avait instauré une
censure de la poste en son État, montrant déjà en ses jeunes années le
caractère despotique et démesuré qui devait, en son âge mûr, amener sa perte.
Je passais assez souvent à cheval rue des Bourbons devant
l’hôtel de Madame de Lichtenberg et observais que les fenêtres du premier étage
étaient tantôt closes et tantôt décloses : ce qui ne voulait rien dire,
car Von Beck et le domestique logeaient sans doute au-dessous et aéraient, ou
n’aéraient pas, selon le temps qu’il faisait. Mais comme la vue de ce logis à
chaque fois me serrait le cœur et que pour rien au monde je n’aurais voulu
déroger une deuxième fois à ma dignité en frappant à la porte piétonne et
déranger Von Beck, je décidai une bonne fois pour toutes de cesser ces
mélancoliques pèlerinages, étant bien assuré que ma Gräfin ne faillirait
pas à m’appeler auprès d’elle dès qu’elle adviendrait en Paris. Mais même de
cela je doutais parfois et même de son amour, ses lettres, en raison de la censure,
étant courtes, et les miennes ne valant pas mieux, car sur la recommandation de
Bassompierre, je lui écrivais avec la plus grande retenue, quoique avec des
élans et des larmes quelle n’eût pu deviner à parcourir des yeux des façons de
dire si froides et si correctes.
Il me semblait parfois que l’absence, la distance et le peu
d’épanchement de nos lettres allaient peu à peu geler en moi la sève de mon
amour et m’ôter même à la longue mon intérêt pour le gentil sesso [29] .
Je faillis un jour à trouver le plaisir au cours de mes
siestes avec Louison et j’en fus assez humilié pour en toucher un mot à mon
père. Il me serra à soi et me dit avec un sourire :
— Ne vous en troublez pas ! C’est la tête qui
gouverne ce genre de choses. Vous êtes amoureux ailleurs, voilà tout !
De toute façon, mon père me confortait prou en ces mésaises
et mélancolies pour la raison que s’il m’arrivait de perdre foi en la venue de
Madame de Lichtenberg, sa confiance ne branlait pas d’un pouce. « On voit
bien, disait-il, que vous ne
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