L'énigme des vampires

Lilith n’en est que plus marquant, bien qu’il ait été, selon toute
vraisemblance, écarté et refoulé dans la rédaction définitive du texte officiel
de la Genèse . Un texte kabbalistique du XI e  siècle, l’Alphabet
de Ben Sirah , présente de curieux commentaires à ce sujet. Les premiers
partenaires humains ont donc été Adam et Lilith. Ils avaient été créés de manière
à répondre à un désir manifeste de Dieu : égalité absolue entre l’homme et
la femme, si tant est que ces deux termes eussent eu alors un sens. La première
création, celle de Lilith, ayant été un échec, il a bien fallu recourir à une
seconde création, mais, en conséquence de l’échec engendré par la révolte de la
femme, la seconde création n’est plus égalitariste, et la femme, c’est-à-dire
Ève, sera soumise à l’homme. De cette façon, Adam ne sera plus abandonné par
son épouse, même s’il affirme sa prédominance sur celle-ci. Quant à Lilith, elle
se trouve fort bien assortie avec Sammaël, puisqu’elle forme avec lui un couple
de révoltés, un authentique couple de vampires en lutte contre les lois divines
et humaines. D’où les pratiques illicites auxquelles ils se livrent durant l’acte sexuel.
    Mais Lilith, se voyant ainsi marginalisée ,
ne peut, par jalousie féminine bien normale, supporter d’avoir été remplacée auprès
d’Adam. C’est une question d’amour-propre. Il s’y ajoute aussi du mépris pour
celle qui accepte le joug du mâle. Lilith va donc se déchaîner contre Ève et
contre la descendance de celle-ci. C’est pourquoi elle va s’arranger pour
provoquer la chute : le Serpent de la Genèse ,
tant de fois représenté comme une sorte de Mélusine diabolique au Moyen Âge, ne peut pas être autre que Lilith . Elle accomplit
une terrible vengeance non seulement à l’encontre d’Ève, mais également à l’encontre
d’Adam et même de Yahvé dont elle contribue à brouiller les plans. Comme le dit
Jacques Bril, « Lilith la Maudite remplira dans le monde des ténèbres une
fonction homologue mais négative de celle que remplira la Shekima, la Divine
présence, dans le monde de la Sainteté ». On peut même aller plus loin :
Lilith, dans sa nuit peuplée de spectres inquiétants, règne sur un univers
caricatural qu’elle s’efforce de conduire à la dislocation et à la désintégration.
C’est ce qu’on appelle du Satanisme. Et, en cela, elle ressemble étrangement à
des vampires du genre de Dracula.
    Car il s’agit bel et bien de cela : cette présence
inquiétante et noire en face de la Lumière divine à laquelle elle n’a plus
accès, comme le Vampire qui fuit le jour et ne rôde que la nuit, est antagoniste
de la Présence divine, blanche et rassurante, qui se manifeste pendant le jour.
Lilith semble l’autre face d’un Janus, la face cachée, celle qui ne se montre
jamais en pleine lumière. Pourtant, il fut un moment où Lilith, créature
primordiale, était à la fois le Blanc et le Noir. Y aurait-il dans l’esprit
humain la nostalgie de cet état d’autrefois où les antinomies ne s’étaient pas
encore manifestées ? De même que le Dragon ailé, réfugié dans sa caverne, est
encore chargé de certains effluves de l’Éden et montre le chemin de l’Autre
Monde, Lilith n’apparaît-elle pas, du moins pour certains, comme la « gardienne
du seuil », celle qui ouvre la porte vers le chemin qui conduit à la
Lumière, mais en passant par les zones sulfureuses d’un Enfer peuplé des
fantasmes les plus aberrants ? Lilith attire ,
même si elle fait peur. Et si l’on va jusqu’au bout de ce raisonnement quant au
rôle et à la fonction de Lilith, n’est-on pas en droit de considérer que cette
créature primordiale et privilégiée a emporté, au fond de sa nuit – comme le
Dragon a emporté son Chrême, – ce qui restait de l’Unité perdue, ce que chacun
de nous s’efforce de retrouver à travers ses pensées, ses activités, ses désirs
et ses fantasmes ?
    Quoi qu’il en soit, Lilith n’est pas demeurée sans descendance.
Avec l’ange noir Sammaël, elle a eu de nombreux fils qui sont des démons. Cette
tradition n’est pas sans rapport avec ce que le Livre
d’Énoch , livre maudit et rejeté comme apocryphe par la religion
officielle, nous raconte au sujet des Fils de Dieu s’unissant avec les Filles
des Hommes, ou encore avec les quelques phrases brumeuses de la Genèse concernant l’apparition des Géants sur