L'énigme des vampires
Lucy est parfaitement
consciente de son état vampirique : elle sait que sa mort ne lui apportera
aucun soulagement et que c’est d’un autre repos dont elle a besoin. Et elle
sait aussi, car les vampires ont une sensibilité exacerbée, que van Helsing
connaît le moyen de lui procurer ce repos. Par avance, elle accepte l’exorcisme
sanglant accompli sous l’impulsion du professeur. Et celui-ci l’a très bien
compris, comme en témoigne sa réplique au docteur Seward à propos des souffrances
de la jeune fille. Lui aussi, il sait très bien que ces souffrances ne font que
commencer.
Il y a encore le discours que tient van Helsing à Seward
quand tous deux se penchent sur le corps de Lucy dans son cercueil. Ce discours
est bien étrange, car il semble rempli de contradictions, ou tout au moins d’incohérences.
Il traduit pourtant fidèlement la tradition occulte dont Bram Stoker était informé, et qui constitue le nœud de toute l’intrigue de Dracula , en même temps que sa justification. L’insistance
est incontestablement mise sur la notion de dédoublement :
c’est « en état d’hypnose, de somnambulisme », que Lucy a été la
proie du vampire ; mais, dans son état « normal », elle
échappait à son emprise. Or nous savons que, par nature, et selon Bram Stoker, Lucy
Westenra était d’une sensibilité maladive et sujette à des accès de somnambulisme.
Elle offrait donc un terrain privilégié pour les entreprises du vampire, mais
seulement lorsqu’elle se trouvait en état second. D’où la dualité du
comportement de Lucy. Mais, comme elle est morte en état de transe, elle n’a pu
échapper totalement à cette emprise vampirique, et donc elle est condamnée à
devenir vampire elle-même. Il y a pourtant une différence essentielle avec les
vampires ordinaires : on reconnaît toujours ceux-ci à leur figure lorsqu’ils
se trouvent, le jour, dans leur cercueil, car leur état vampirique est
permanent. Pour Lucy, il s’agit d’un vampirisme périodique : c’est
pourquoi van Helsing prend bien soin de dire : « Rien ici ne semble
porter la marque du Malin. » Faut-il comprendre que les puissances démoniaques
ne sont pour rien dans cette histoire, comme semblait l’affirmer le comte
Dracula à Jonathan Harker, en rejetant la légende selon laquelle sa lignée
serait issue d’un accouplement entre des sorcières et des diables ? Ce
passage est bien ambigu. Faut-il donc penser que le vampirisme, ou plutôt l’état
vampirique, peut être obtenu par des moyens autres que diaboliques, c’est-à-dire
par des procédés de magie opératoire ?
La question est posée. Mais elle renvoie immédiatement à un
texte important qui passe pour avoir inspiré très profondément les membres de
la Golden Dawn , l’étrange et passionnant ouvrage intitulé la Magie sacrée, ou le
Livre d’Abramelin le Mage . Ce texte est contenu dans un manuscrit de la
Bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, dont une copie existe à la Réserve de la
Bibliothèque Nationale, manuscrit ayant appartenu au comte Antoine-René Le
Voyer d’Argenson (1722-1787), arrière-petit-fils de René d’Argenson, lieutenant
de police de Louis XIV, lequel, par sa fonction, fut toujours très au
courant des affaires de sorcellerie et de magie et qui s’intéressait lui-même
aux sciences occultes. Il s’agit d’un traité de magie opératoire, qualifiée de « blanche »,
prétendument conforme à l’orthodoxie catholique, remontant à un Juif du nom d’Abraham,
fils de Simon, à l’usage de son fils Lamech, et traduit de l’hébreu en latin à
Venise, en l’an 1458. Ce serait donc un ouvrage de la fin du Moyen Âge, inspiré
par un très ancien texte hébreu, et recopié ensuite par le secrétaire d’Antoine-René
d’Argenson, puis ensuite, vers le début du XIX e siècle
(copie de la Bibliothèque Nationale), par le savant occultiste Lenain. En fait,
les deux manuscrits, qui concordent à peu près totalement, sont la copie d’un
faux dû à l’occultiste anglais John Dee (1527-1608). Mais que signifie un « faux »
dans le domaine traditionnel ? On sait très bien que les célèbres Noces chimiques du soi-disant Kristian Rosencreutz
sont un faux et que Rosencreutz n’a jamais existé : mais l’ouvrage est
néanmoins puisé à bonne source et constitue la pierre angulaire de tout l’édifice
rosicrucien. On pourrait en dire autant des Évangiles, simple transposition de
traditions
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