L'énigme des vampires
le récit intitulé le Portrait ovale , la référence au vampirisme
apparaît encore plus nette. Il s’agit d’un peintre célèbre qui, pendant des
jours, des semaines et des mois, élabore le portrait de sa femme tendrement
aimée. « Elle s’assit avec douceur pendant de longues semaines dans la
sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait sur la pâle toile
seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre…
C’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ;
si bien qu’il ne voulait pas voir que la
lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé
et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté
pour lui… Et il ne voulait pas voir que les
couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. » Enfin, le portrait est
presque achevé. Il n’y manque qu’une seule petite touche. « Et alors la
touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le
peintre se tint en extase devant son travail ; mais une minute après, comme
il contemplait encore, il trembla, et il devint très pâle, et il fut frappé d’effroi ;
et criant d’une voix éclatante : – En vérité, c’est la Vie elle-même ! – il se retourna brusquement
pour regarder sa bien-aimée ; – elle était morte ! »
On pourrait commenter de bien des façons cet étrange et
magnifique texte. Le problème de l’Art plus vrai que Nature y est posé
clairement. Sur le plan psychologique, on peut très bien voir, dans l’attitude
inconsciente du peintre, l’égoïsme de tout créateur faisant passer son art
avant son affectivité. Mais le thème est incontestablement vampirique, et Poe
le dit en toutes lettres : le peintre prend les couleurs et la vie sur sa femme pour les transposer sur son
tableau. C’est le tableau qui est maintenant vivant, et le modèle n’a plus
besoin d’exister puisqu’il a été vidé de toute sa substance, de toute son
énergie. Voilà un bel exemple, non seulement d’objet-vampire, mais d’action de
vampirisme inconscient de la part du peintre.
Toutes proportions gardées, c’est ce qui se passe dans le roman
de Robert-Louis Stevenson, cet hallucinant Docteur
Jeckyll et Mr. Hyde . L’Art n’est pas mis ici en cause, mais la
Science. C’est pour expérimenter son invention que le docteur Jeckyll, homme
distingué et honorable, se transforme en Mr. Hyde, individu ténébreux et
en proie aux pulsions les plus malsaines. Tant que la dualité subsiste, il y a
moindre mal. Mais l’équilibre entre l’Archange et le Dragon est rompu, et c’est
le Dragon qui domine : Mr. Hyde a complètement vampirisé le docteur
Jekyll, lui empruntant son énergie, sa vie, et en devenant un être monstrueux
qui ne déparerait pas dans la galerie des vampires. Cette fiction est assez
terrifiante dans la mesure où elle démontre qu’il peut y avoir, dans tout
honnête homme, un vampire qui sommeille et qui ne demande qu’à surgir de son
tombeau…
Cependant, le précurseur le plus immédiat de Bram Stoker, au
moins pour ce qui concerne la littérature anglo-saxonne, est Oscar Wilde, un
autre Irlandais, avec son Portrait de Dorian Gray .
Ici, on atteint le modèle du genre : l’objet-vampire dans toute sa
splendeur – et toute son horreur ! Le sujet est très simple : un
peintre a fait un portrait du jeune Dorian Gray, aristocrate d’une grande
beauté mais d’une moralité douteuse et, peut-être parce qu’un artiste est
obligatoirement quelque peu magicien, le portrait ensorcelé prend tous les
stigmates du personnage réel, lequel ne prend pas une ride et conserve de
longues années le même visage rayonnant, le même air angélique, en dépit des
turpitudes dont il se rend responsable. Mais il ne faut pas trop jouer avec le
plan divin. Il arrive un moment où Dorian Gray veut en avoir le cœur net. Il a
commis de nombreuses fautes, il a même tué le peintre, il a avili ses amis et
ses maîtresses, mais il est toujours jeune, beau et pur, du moins en apparence.
Il pénètre dans la pièce secrète où est enfermé le tableau. Horrifié, il prend
brusquement conscience de ce qu’il est dans sa propre réalité. Le portrait est
maintenant celui d’un vieillard portant sur son visage toutes les marques des
vices et du crime. Ne pouvant supporter ce spectacle, Dorian Gray
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