L'énigme des vampires
son vampire des traits d’un beau jeune homme séduisant
– qui peut cependant se métamorphoser en monstre hideux. En tout cas, Nodier
met l’accent sur la séduction qui s’opère : le vampire vampirise sa victime avant de consommer le sang, et
c’est avec une sorte de jouissance passive que la victime est toute prête à accepter la morsure fatale. Les rapports subtils
entre la victime et le bourreau sont nécessairement ambigus.
Théophile Gautier sera lui aussi fort intéressé par le thème
des vampires. Son récit intitulé le Roman de la Momie ,
sans pour autant présenter une effrayante et sanglante histoire, est cependant
consacré à la notion de survie corporelle à travers les siècles, même si cette
survie est due à des procédés scientifiques ou prétendus tels. Mais dans la Morte amoureuse , Théophile Gautier va beaucoup
plus loin. L’héroïne est une certaine Clarimonde qui fut jadis une courtisane
célèbre et admirée. On ne sait trop pourquoi, mais elle a survécu à sa mort ;
c’est une non-morte. Mais elle n’est pas féroce comme Dracula : elle se contente
d’un minimum de sang pour assurer son étrange existence. Ce serait parfait et
même idyllique sans un petit détail qui fausse le jeu : le jeune homme en
question qui se nomme Romuald, est un prêtre s’attachant davantage à la
satisfaction de sa sensualité qu’au service divin. Romuald est littéralement
envoûté par la belle Clarimonde, qu’il croit vivante ,
et qui, dans sa demeure, reste souvent couchée dans la journée, atteinte d’une
maladie de langueur que les médecins ne parviennent pas à soigner.
Or, un matin, Romuald est assis auprès du lit où se trouve
sa maîtresse, en train de déjeuner. Mais il se coupe le doigt : « Le
sang partit aussitôt en filets pourpres, et quelques gouttes rejaillirent sur
Clarimonde. Ses yeux s’éclairèrent, sa physionomie prit une expression de joie
féroce et sauvage que je ne lui avais jamais vue. Elle… se précipita sur ma
blessure qu’elle se mit à sucer avec un air d’indicible volupté… Quand elle vit
que le sang ne venait plus, elle se releva l’œil humide et brillant, plus rose
qu’une aurore de mai, la figure pleine, la main tiède et moite, enfin plus
belle que jamais et dans un état parfait de santé. » Et, bien sûr, Romuald
est de plus en plus amoureux, malgré les avertissements que ne cesse de lui
prodiguer un vieux prêtre, l’abbé Sérapion. Cependant, un soir, Romuald
aperçoit dans une glace [23] sa bien-aimée verser une
poudre dans une coupe de vin. Il s’arrange pour ne pas boire la coupe, et, une
fois dans sa chambre, il fait semblant de dormir. Il voit ainsi Clarimonde
venir le rejoindre et s’assurer de son sommeil. Elle prend alors une épingle d’or
et pique le bras de Romuald en murmurant : « Une goutte, rien qu’une
petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille !… Puisque tu m’aimes
encore, il ne faut pas que je meure… Dors, mon seul bien… Je ne te ferai pas de
mal, je ne prendrai de ta vie que ce qu’il me faudra pour ne pas laisser
éteindre la mienne. Si je ne t’aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir
d’autres amants dont je tarirais les veines ; mais depuis que je te connais,
j’ai tout le monde en horreur… » On se doute qu’après avoir entendu ce
discours, Romuald devient une victime consentante : son amour pour
Clarimonde est si fort qu’il consentirait même à lui donner tout son sang.
« Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : – Bois !
et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ! »
Mais Romuald n’a rien compris au phénomène vampirique ;
il n’a pas pris conscience que le sang, c’est la vie .
Tout entier à sa passion amoureuse, il veut infuser non pas la vie, mais sa violence
érotique dans les veines de Clarimonde. Certes, toutes les scènes de vampirisme
décrites par les romanciers sont plus ou moins teintées d’érotisme ; c’est
que, dans un tel domaine où le mythe le plus archaïque et le plus naturel (le
sang est véhicule de l’énergie vitale) côtoie les fantasmes les plus violents
et les plus sordides de l’humanité (en particulier, l’instinct de mort et l’ivresse
procurée par le sang), le rapport entre la victime et le vampire ne peut s’exprimer
que par rapport à une attirance amoureuse, la plus vague soit-elle. Romuald est
parvenu à un stade de passivité absolue qui est celle
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