L'énigme des vampires
élégante de ne pas mouiller certains membres de l’aristocratie qui avaient, sans nul doute, d’une façon ou
d’une autre, été complices de la meurtrière. Il fallait des accusés pour en
faire des coupables. On se rabattit sur l’entourage immédiat d’Erzébeth. On
savait que ceux-là, qui appartenaient aux classes les plus obscures de la
société, n’étaient pas dangereux et que leur condamnation servirait d’exutoire.
On a retrouvé le procès-verbal des interrogatoires qui
furent menés pendant l’instruction. On est en droit de se demander si ces
dépositions ont été acquises au moyen de la torture, méthode pratiquée
couramment à l’époque, et c’est pourquoi il convient de les prendre avec toutes
les réserves qui s’imposent. Mais ces dépositions ne sont nullement en
contradiction avec d’autres témoignages, et avec les bruits qui circulaient
depuis fort longtemps sur les atrocités qui se commettaient aussi bien à Vienne
qu’à Csejthe à la demande formelle de la comtesse Bathory. Et même s’il faut
faire la part de l’exagération et du lavage de cerveau qu’ont subi les témoins,
les récits sont hallucinants. Il y a là un accent de vérité qui ne trompe pas :
ces témoins, participants actifs des turpitudes d’Erzébeth, donc motivés par
une foi énigmatique d’origine païenne et ancestrale, sont parfaitement
conscients de ce qu’ils racontent, et d’ailleurs, ils ne manifestent jamais le
moindre remords, le moindre sentiment de culpabilité quant à ce qui leur est
reproché. À les entendre, tout ce qui s’est passé au
château de Csejthe est parfaitement naturel et ne souffre pas d’être discuté .
Qu’on en juge sur pièces [55] .
Ainsi, le premier témoin, Ficzko, après avoir avoué avoir
tué trente-sept jeunes filles et participé à leur inhumation, est amené à
parler de l’origine des victimes et du sort qui leur était réservé :
« Dorko et une autre allèrent en chercher. Elles leur dirent de les suivre
dans une bonne place de service. Pour une de ces dernières, venant d’un village,
il fallut un mois pour la faire arriver et on la tua tout de suite. Surtout des
femmes de différents villages s’entendaient pour fournir des jeunes filles [56] .
Même une fille de l’une d’elles fut tuée ; alors la mère refusa d’en
amener d’autres. Moi-même, je suis allé six fois en chercher avec Dorko. Il y
avait une femme spéciale qui ne tuait pas, mais qui enterrait… Une femme, Szabo,
a amené des filles, et aussi sa propre fille, quoique sachant qu’elle serait
tuée. Jo Ilona aussi en a fait venir beaucoup. Kata n’a rien amené, mais
elle a enterré toutes les filles que Dorko assassinait. » On voit ainsi
que la comtesse sanglante avait constitué une véritable meute pour rabattre, par
tous les moyens, les filles dont elle avait besoin pour assouvir ses passions, ou
plutôt pour procéder à ces étranges sacrifices.
Où cela devient presque insupportable, c’est lorsque les témoins
donnent des détails sur les supplices. C’est toujours Ficzko qui parle :
« Elles (les complices d’Erzébeth) attachaient les mains et les bras très
serrés avec du fil de Vienne, et les battaient à mort, jusqu’à ce que tout leur
corps fût noir comme du charbon et que leur peau se déchirât. L’une supporta
plus de deux cents coups avant de mourir. Dorko leur coupait les doigts un à un
avec des cisailles, et ensuite leur piquait les veines avec des ciseaux… Jo
Ilona apportait le feu, faisait rougir les tisonniers, les appliquait sur la
bouche et mettait le fer dedans. Quand les couturières faisaient mal leur
travail, elles étaient menées pour cela dans la salle de torture. Un jour, la
maîtresse elle-même a mis ses doigts dans la bouche de l’une et a tiré jusqu’à
ce que les coins se fendent. Il y avait aussi une autre femme qui s’appelait
Ilona Kochiska, et qui a aussi torturé des filles. La maîtresse les piquait d’épingles
un peu partout ; elle a assassiné la fille de Sitkey parce qu’elle avait
volé une poire… La maîtresse a toujours récompensé les vieilles quand elles
avaient bien torturé les filles. Elle-même arrachait la chair avec des pinces, et
coupait entre les doigts. Elle les a fait mener sur la neige, nues, et arroser
d’eau glacée ; elle les a arrosées elle-même et elles en moururent… Dans
le coche, quand la maîtresse voyageait, elles étaient pincées et piquées
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