L'enquête russe
peaux, Ivan Kripaeev, domestique, et Golikoff, négociant en eaux-de-vie. Ces trois-là, impossible d’en trouver la moindre trace. Deux d’entre eux pourraient être les coupe-jarrets qui portaient si délicatement des éventaires de rubans à l’Hôtel de Lévi.
— Il nous les faut retrouver. Mets nos mouches en action. Je ne peux croire qu’ils puissent passer inaperçus. Quant à ce Kripaeev… Que vient faire ce domestique russe en France ? Au service de qui ? Qui nous le pourrait décrire ?
Bourdeau cligna d’un œil.
— Justement. M. Sauvageot a rejoint Bordeaux. En revanche la demoiselle Anne Desmarets se trouve dans sa famille à Choisy et je compte bien aller l’interroger. Son témoignage nous sera, je le pense, fort utile.
Nicolas semblait perdu dans la contemplation de sa tabatière qu’il tournait et retournait dans ses mains.
— Ce domestique… Arrivé en France il y a plusieurs semaines… Une idée me court la tête. Le prince Paul a un secrétaire dans lequel il a placé toute sa confiance. On imagine que ce serviteur, Dimitri, n’a rejoint la maison du tsarévitch que depuis peu. Est-il envisageable que ton Ivan et mon Dimitri ne soient qu’une seule et même personne ?
— Auquel cas un nouveau lien serait constaté entre l’affaire Rovski et les meurtres de l’ambassade de Russie.
— Plus je réfléchis, moins j’y vois clair. Je n’ai jamais été aussi peu assuré. D’ailleurs dans toute cette affaire, je n’ai pas cessé de faillir. Je n’ai pu convaincre Sartine de renoncer à cette folle aventure et maintenant, plus j’avance dans l’enquête de ces deux affaires, plus j’ai l’impression de piétiner, sinon de reculer. J’ai la tête en feu et le brouillard le plus épais m’environne.
— Allons, tu plaisantes ! A-t-on jamais vu Sartine convaincu de faire marche arrière lorsqu’il a décidé quelque chose ? As-tu assez insisté, et jusqu’au bout, sur les aléas de l’entreprise ? As-tu assez souligné les risques encourus ? Et puis quoi ! N’as-tu pas aussitôt retrouvé la broche de la grande-duchesse ? N’as-tu pas atteint l’objectif désigné par Vergennes et Sartine : gagner la confiance du prince ? Tu n’as rien à te reprocher. Si tu as le sentiment de disperser ta poudre aux oiseaux, c’est que cette enquête n’est pas banale. Tu vois bien à quel point nous avançons, certes pas à pas… Alors M’sieur le marquis, silence et pique des deux.
Il lui donna une bourrade.
— Hé, oui ! Nous avançons et tu n’as en rien démérité.
Nicolas, que parfois la mélancolie submergeait, comprit qu’il n’avait exprimé son malaise que pour entendre les réconfortantes paroles de son ami. Ce que Bourdeau avançait, il se l’était mille fois répété, mais il fallait qu’un autre, dont il ne douterait pas, le lui confirmât. On n’allait pas contre la force des choses. La complexité des deux affaires auxquelles il se trouvait confronté conduisait aux difficultés rencontrées. La solution relevait de l’ordre de la technique policière, de l’usage de la raison et de la pratique tempérée de l’intuition.
— Je suis bâillonné et me tais, monsieur l’inspecteur. Tu as raison et cessons de jaser. Je vais de ce pas continuer à interroger à l’Hôtel de Lévi et toi, poursuis le pas à pas. Je m’étonne que Sartine ne se soit pas manifesté à nouveau.
— Il laisse le pâté rassir un peu ! Et puis quoi ! Tu l’as affronté hier.
— J’ai l’impression qu’il y a un siècle !
Quand Nicolas arriva à l’Hôtel de Lévi, le prince travaillait avec l’ambassadeur. Il retrouva le majordome, imperturbable, dominant le désordre de la foule domestique, les va-et-vient, les messagers qui se succédaient. Nicolas nota que nombre de visiteurs se faisaient inscrire, leur venue étant une forme de politesse équivalant à une rencontre en forme, en revanche d’autres étaient introduits. Il remarqua que les noms en étaient soigneusement relevés par un valet qui, sur de grandes feuilles de papier, les inscrivait en écriture moulée.
— Puis-je consulter ces listes ? Tout Paris se presse à vos portes.
Le majordome ouvrit un meuble d’angle tout marqueté d’écaille. Nicolas s’isola dans le petit salon et commença sa lecture. Une page le frappa.
– M. le comte de Baudoin
– Mme la comtesse Ernest de Spar
– Mme la vicomtesse de Gouy
– Mme la marquise de
Weitere Kostenlose Bücher