L'enquête russe
venant de la rue. Je m’avançai vers le balcon d’où je vis une foule amassée. On envoya s’informer. C’était une pauvre femme qui venait d’être écrasée par un cabriolet devant l’ancien hôtel de police.
— Voilà qui est des plus clair, donc le 22 mai.
Alors qu’il s’apprêtait à poursuivre la conversation, un valet surgit et lui remit un billet. Il rompitle cachet. Le Noir lui demandait de rejoindre l’hôtel de police sans désemparer.
Nicolas ne fut qu’à demi surpris de découvrir dans le bureau du lieutenant général de police M. de Sartine, le chef recouvert d’une splendide perruque blonde ambrée. En voyant le commissaire, il fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Nicolas, mon cher ami, je suis aise de vous voir.
Le commissaire jeta un regard interrogatif à Le Noir, qui leva les yeux au ciel et secoua la tête en signe de dénégation.
— Oui, en vérité, fort aise. Je souhaitais vous entretenir de l’évolution d’une affaire, que dis-je une affaire, d’affaires qui toutes virevoltent…
Il fit un gracieux pas de danse. La perruque se mit à tournoyer comme un derviche de la Porte.
— … autour de nos visiteurs russes. Or, je pense qu’il est temps d’ouvrir pour vous, à votre seule intention, la layette 56 de mes arrière-pensées.
Il se tut, fourragea dans sa coiffure et joignit les mains.
— Cher Nicolas, vous avez sans doute appris que l’on ne doit cesser de se taire qu’à l’instant d’avoir quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence. Le temps de se taire doit être le premier dans l’ordre et on ne saurait jamais bien parler qu’on n’ait appris auparavant à se taire. Mon exemple a dû vous apprendre que jamais je ne me possède plus que dans le silence.
Suivit une longue pause sans doute destinée à illustrer un exorde non exempt d’amphigouri qui laissa Nicolas pantois. À quoi rimait cet obscur préambule venant de quelqu’un qui avait accoutumé à une parole brève et souvent péremptoire ?
— Les hommes qui remplissent de hautes fonctions emploient pour armes les stratagèmes de l’intention. C’est le jeu, peut-être cynique, des masques et des miroirs. Il n’est pas toujours opportun d’expliquer sa conduite et ses desseins. L’essentiel demeure de cacher quelques vérités, sans pour autant les couvrir de mensonges.
Il rentra les épaules, prit un air patelin, considéra tour à tour Le Noir et Nicolas avec une sorte de gourmandise et soupira profondément.
— Mon cher Le Noir, mon cher Nicolas, je crains d’avoir dû vous mentir. Enfin, le mot est excessif, gazer serait plus juste. Autour du trône, il faut parfois celer des faits… Le Noir a connu cela jadis avec les affaires de Bretagne, sous le feu roi.
Il jeta un coup d’œil inquiet sur Nicolas, dont la mine en disait long.
— Je sais, je sais, vous êtes à moi tous deux depuis si longtemps. Et c’est pourquoi…
— Il est inutile de prendre des gants avec nous, murmura Nicolas les dents serrées.
— … je peux me permettre d’environner de ténèbres des éléments de haute politique. Plus d’une personne en possession et le secret n’existe pas. Vous êtes les mieux placés pour le savoir.
— Si monseigneur voulait nous faire l’honneur de piquer droit au but, ce serait sans doute plus honorable pour le lieutenant général de police et pour votre serviteur.
La remarque agaça Sartine.
— Bien, si c’est ainsi que vous l’entendez, soyons brutal. Sachez, messieurs, que la mission à vous impartie avait deux objectifs, l’un que vous connaissiez, l’autre qui vous était dissimulé. En fait le second dépendait du premier. Nicolas devait gagnerla confiance du prince, ce qu’il a accompli de parfaite manière, même si nous déplorons la mort d’un outil subalterne…
Le frémissement de Nicolas l’avertit qu’il montait à la tranchée en terrain découvert.
— … dont nous saluons le sacrifice. J’ai veillé à la tutelle de son enfant dont l’avenir sera assuré pour tenir la parole du marquis de Ranreuil. Ainsi Nicolas s’est insinué dans les bonnes grâces du prince. Pour quelles raisons en était-il chargé ? L’influence sur les prochaines négociations des affaires d’Amérique ? Point. Soutirer à l’héritier du grand empire du Nord les informations et renseignements utiles aux intérêts du royaume ? Point.
— Alors quoi ? dit Le Noir.
— Toutes ces entreprises
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